

C’est l’épopée d’une poignée de grognards et de conscrits courant sous la bise de Champagne,se multipliant par la vitesse pour surprendre,battre,affoler deux armées quatre ou cinq fois supérieures en nombre.C’est l’effort du chef qui fait face à une situation désespérée,avec la même énergie qu’à ses débuts..La France se leva à la voix de son empereur, mais non plus avec cette spontanéité, Cet enthousiasme d’autrefois.
Et pourtant elle était envahie de toutes parts.Bernadotte s’avance par la Hollande.Blücher a passé le Rhin à Manheim.Schwarzenberg , secondé par Murât, qui a trahi son beau-frère, pénètre en France par la Suisse.Budna l’envahit par le Sud-Est.Wellington marche sur Bordeaux.L’empereur oppose Soult à Wellington , Augereau à Budna, Maison à Bernadotte, et il se charge de défendre le centre contre Blucher et Schwarzenberg.La campagne commence le 25 janvier 1814.Napoléon n’a guère qu’une centaine de milliers d’hommes à opposer,principalement de jeunes conscrits peu expérimentés,les Marie-Louise,et un noyau de survivant qui se sont battus pour lui sur tous les champs de bataille de l’Empire.Faisant preuve d’un rare génie stratégique et tactique,l’Empereur des Français parvient dans un premier temps à contenir l’ennemi et même à lui infliger de cuisantes défaites,avant d’être débordé par le nombre.
Le premier mois de la campagne de France est marqué par l’avancée lente mais constante des troupes alliées. Les troupes françaises commandées par Victor (défendant les Vosges) et Marmont (défendant la Sarre) reculent devant l’armée de Blücher ; de même Ney évacue Nancy. Schwarzenberg avance depuis Belfort en direction de Paris, par Vesoul et Langres. Le 25 janvier 1814, la part de la France située à l’est d’une ligne passant par Charleville-Mézières, Saint-Dizier et Dijon est conquise par les coalisés. Blücher est à environ 150 km à l’est de Paris. Napoléon décide de commander effectivement et, après avoir conféré solennellement la régence à l’Impératrice, et confié son fils, le roi de Rome, à la garde nationale. L’aile droite de son armée, commandée par le maréchal Mortier, est dans les environs de Troyes ; le centre, avec les maréchaux Marmont et Victor, autour de Vitry ; l’aile gauche, dirigée par le maréchal Macdonald, près de Mézières. La réserve, formée de la Garde, sous le commandement de Ney et Oudinot, se poste à Châlons et Vitry. L’effectif de ces divers corps est évalué à 50 000 hommes.
De Langres , leur quartier général, Blucher et Schwarzenberg s’avançaient sur Paris. L’empereur, à la tête de trente mille jeunes gens, place son quartier général à Châlons-sur-Marne, attaque hardiment les coalisés, les bat à Saint-Dizier, à Brienne , et, malgré l’échec de La Rothière, qui le rejette sur Troyes et sur Nogent, il effraie les princes, qui ouvrent le congrès de Châtillon (5 février) et promettent la paix, si la France veut reprendre ses limites de 1792.


Le 3 février, un nouveau congrès s’ouvre à Châtillon (Côte-d’Or) entre les quatre grandes puissances alliées et la France. Il est composé du comte Stadion, baron Humboldt, comte Rasumwsky, respectivement pour l’Autriche, la Prusse et la Russie. Le Royaume-Uni y est représenté par les lords Aberdeen, Callicart, et le général Charles Stewart ; le ministre Castlereagh est présent. Le duc de Vicence, ministre des relations étrangères (et beau-frère de Saint-Aignan), représente la France et a obtenu de Napoléon carte blanche pour signer un traité de paix. Mais les Alliés précisent leurs conditions, exigeant que la France retrouve ses frontières de 1791, et refusent qu’elle prenne part à la future réorganisation de l’Europe (Napoléon a mis sur le trône de pays conquis de nombreux membres de sa famille, dont le sort est donc incertain). Quand Napoléon apprend ces conditions, le maréchal Berthier et le duc de Bassano, qui se trouvent auprès de l’Empereur, lui conseillent de les accepter, mais il s’y refuse. Les négociations sont interrompues le 8 février.

Pendant ce temps, les combats continuent : les armées de Blücher et Schwarzenberg prennent le contrôle de Châlons-sur-Marne et de Troyes, et se dirigent vers Paris en suivant les vallées de la Marne (Blücher) et de la Seine (Schwarzenberg).
Heureusement pour Napoléon,Blücher et Schwarzenberg commirent alors l’erreur de se séparer pour vivre plus aisément sur le pays.C’était offrir une proie plus facile à Napoléon qui,allant de l’un à l’autre,parvint à arrêter Blücher à Champaubert le 10 février,puis à lui porter des coups très durs à Montmirail,Château-Thierry et Vauchamps.Se retournant contre Schwarzenberg qui menaçait Fontainebleau,il le battait à Montereau,le 18 février,et le rejetait au-delà de l’Aube.C’est pendant cette bataille que Napoléon dit à ses soldats étonnés de le voir s’exposer au feu de l’ennemi : Ne craignez rien, mes amis, le boulet qui me tuera n’est pas encore fondu.Sept combats en huit jours,tous gagnés, les alliés ramenés sur leurs positions et profondément démoralisés,divisés même,la victoire allait-elle sourire à l’Empereur?
A Paris se réunissaient de nouveaux conscrits ; mais tout cela était bien jeune pour faire des soldats capables de tenir tête à l’Europe entière coalisée contre nous, avec tous les souverains à la tête des armées. Pourtant, si l’énergie n’avait pas abandonné la plupart de nos généraux, les ennemis, quoique plus forts en nombre auraient tous succombé et trouvé leur tombeau sur la terre de France. Mais les fatigues de la guerre les avait lassés ; la fortune et les honneurs les avaient peut-être aussi amollis ; ils ne s’occupaient plus de rien. Il est vrai que l’Empereur était à tout et partout à la fois ; d’une activité infatigable, il voyait tout de ses yeux et supportait à lui seul le fardeau de l’État et celui de la guerre.
Cependant les colonnes ennemies remontaient le Rhin pour s’abattre sur la Champagne et la Lorraine, et pour venir s’établir à Saint-Dizier. Le 27 janvier 1814, eut lieu dans cette ville un combat mémorable, une bataille sérieuse même et des plus acharnées. La ville fut littéralement criblée par la fusillade et la mitraille. On pouvait aisément compter dans le bois des portes et des contrevents les milliers de trous qu’y avaient percés les balles. Les arbres de la place étaient également hachés ; toutes les maisons furent livrées au pillage et pas un habitant ne put rester
dans cette malheureuse ville.
Saint-Dizier, était le point central des marches et des contre-marches des Alliés. C’est là qu’ils dirigeaient principalement leurs forces; Saint-Dizier était devenu leur quartier général. Cependant ils furent battus là comme ailleurs.
Ils perdirent beaucoup de monde et furent obligés de se retirer pour prendre position sur les hauteurs de Brienne, où l’Empereur les poussait. Là, ils tournaient le dos à leur patrie, mais ils occupaient en revanche une position formidable. Ils pouvaient nous foudroyer, et nos premiers efforts furent repoussés avec perte. Nos soldats ne pouvaient résister à l’artillerie, qui arrêtait leur marche et les ramenait à leur point de départ. A force de manœuvrer ainsi, de piétiner toute une journée, les terres se détrempèrent, car le dégel commençait, et les troupes, pas plus que les canons, ne pouvaient avancer. Nos soldats fatiguaient d’ailleurs sur un sol effondré par les manœuvres. L’Empereur, à cheval, près d’un enclos, avec tout son état-major, se préparait à tenter un dernier coup, lorsque le prince Berthier aperçut des Cosaques sur notre droite, qui
emmenaient une de nos pièces de canon, dont ils venaient de s’emparer.
« A moi! grognard, me dit-il, au galop ! »
Nous partons comme la foudre. Les quatre Cosaques se sauvent, et les malheureux soldats du train ramènent leur pièce. Dès que nous fûmes revenus, l’Empereur dit au prince :
» Je veux coucher cette nuit au château de Brienne « .
Il s’élance aussitôt, passe devant la première ligne, et s’arrêtant au centre, s’écrie :
« Soldats ! je suis votre colonel. Je marche à votre tête, je prends le commandement. Il faut que Brienne soit pris ! »
L’air retentit des cris : Vive l’Empereur ! Mais la nuit arrivait, il n’y avait pas de temps à perdre.L’Empereur se place au milieu de l’armée ; il commande le mouvement en avant :« Que chacun fasse son devoir, et Brienne est à nous ! »
A ces mots, tout s’ébranle, tout se met en mouvement. L’Empereur marchant à la tête de ses troupes avec tout son état-major électrisait l’armée : chaque soldat en valait quatre, ce jour-là. L’ardeur des troupes fut telle que rien ne put les contenir. Elles passèrent au pas de course devant l’état-major de Napoléon. Le grand élan était donné : il fallait vaincre ou mourir.
Au pied de la montagne qui fait face au château est la grande rue de Brienne, qui longe à gauche une côte étendue. La pente du chemin, qui borde le château, est très raide. Il fallut faire des efforts inouïs pour l’escalader. Mais tout céda devant l’intrépide valeur de nos soldats conduits par Napoléon. C’est le 29 janvier dans la soirée que Brienne fut enlevé. L’obscurité de la nuit empêchait de distinguer les combattants. On marchait les uns sur les autres sans se voir, la baïonnette en avant. Mais, le feu ayant pris aux premières maisons, à la lueur de l’incendie on put enfin se reconnaître. Le feu ne servit qu’à éclairer, c’est-à-dire à favoriser le massacre, qui fut horrible.
Toutes les hauteurs furent enlevées à la baïonnette; les Russes, entassés dans la grande rue de Brienne, furent mis en déroute sur tous les points. Nos troupes de gauche montèrent si rapidement qu’elles se heurtèrent dans l’état-major de Blûcher, qui fuyait. Le général prussien fut sur le point d’être pris. Au nombre des prisonniers se trouvait un neveu du chancelier de Prusse ; c’est lui qui nous apprit que nous venions
de disperser l’état-major général prussien. Nos cavaliers se mirent à la poursuite de Blücher; mais le vieux maréchal, quoiqu’entouré plusieurs fois, se défendit vaillamment et grâce à son énergie et à son intrépidité, il parvint à s’échapper.Notre victoire était complète. Mais l’Empereur l’avait échappé belle, le matin. Comme il se portait partout au milieu des ténèbres, c’est à peine si nous pouvions le distinguer. Il voulait gagner le village de Mézières. Il faisait une nuit très profonde. Dans ce moment une bande de Cosaques pillards rôdait entre le village et la ville, cherchant quelque occasion de butin. Le bruit du pas des chevaux de l’état-major impérial les fit accourir. Ils se ruèrent d’abord sur un des généraux de la suite, qui cria : « Aux Cosaques ! »

Pendant qu’il se défendait, un Cosaque aperçut à quelques pas de là un cavalier à redingote grise qui marchait presque seul ; il quitta ses camarades et courut sur lui. Le général Corbineau se jeta à la traverse, mais sans succès. Le colonel Gourgaud, qui causait en ce moment avec Napoléon, se mit en défense et d’un coup de pistolet tiré à bout portant abattit le Cosaque aux pieds de l’Empereur. Au bruit de la détonation, nous arrivâmes en masse. Nous les sabrions dans l’obscurité ; un petit nombre seulement parvint à s’échapper.
Il était temps que nous nous arrêtions, tout le monde était harassé de fatigue et tombait de besoin. Nous étions restés vingt-quatre heures sans débrider, sans manger, et nos pauvres chevaux aussi avaient grand besoin de repos et de nourriture. Toutefois il nous fallut rétrograder sur la rive droite de l’Aube, à deux lieues et demie au-dessus de Brienne, au village de la Rothière.

C’est le tsar,assisté de Pozzo di Borgo,l’ancien rival de Bonaparte en Corse,qui insuffla aux coalisés un nouvel esprit et resserra leurs liens par le pacte de Chaumont,le 1er mars.La Prusse,l’Autriche,l’Angleterre et la Russie s’engageaient à ne point conclure de paix séparée et à maintenir cent cinquante mille hommes sous les armes jusqu’à la défaite finale de Napoléon. L’offensive reprit.Battu à Craonne,le 7 mars,Blücher se retrancha sur le plateau de Laon,d’où Napoléon ne put le déloger.D’autant que l’Empereur devait se porter à la hauteur de Schwarzenberg qui avait repris sa progression,mais victime de son infériorité numérique,il ne put contenir l’Autrichien à Arcis-sur-Aube,le 20 mars.Il conçut alors le projet de couper les lignes de ravitaillement des alliés en marchant sur Saint-Dizier au lieu de continuer à défendre Paris.Les alliés allaient tomber dans le piège et commençaient à reculer vers Metz quand des lettres expédiées de Paris à Napoléon furent interceptées:elles faisaient allusion à un fort parti royaliste dans la capitale.Alexandre,sur le conseil de Pozzo di Borgo,toujours lui,fit reprendre la marche sur Paris.Trop audacieux, le plan de Napoléon avait échoué.
Le 29 mars,les alliés arrivaient devant la ville;le 30,la bataille s’engageait.Dès le 28,l’ancien roi d’Espagne,Joseph,avait proposé au conseil de régence de quitter la capitale,conformément à des instructions que lui avait adréssées l’Empereur,de Nogent,au début de février.Le lendemain,l’impératrice et le roi de Rome quittaient Paris.N’y restaient que le préfet de la seine,Chabrol,et le préfet de police Pasquier…ainsi que Talleyrand qui,par un tour de passe -passe,réussit à ne pas rejoindre la régence à Blois et se trouva avoir ainsi le champ libre.

Démoralisé,et dépourvu de fortifications,devenu,à l’exception des faubourgs ouvriers,très hostile à Napoléon et redoutant le sort de Moscou,Paris ne résista guère.La Garde nationale et les deux corps de Marmont et de Mortier qui assuraient sa défense,livrèrent pour l’honneur quelques combats sur les hauteurs de Belleville et de Charonne,puis à la barrière de Clichy où commandait Moncey.La ville capitulait le 30 au soir.
Le sénat consomme alors la défection et déclare Napoléon déchu du trône. L’empereur, qui s’était retiré à Fontainebleau, abdique
en faveur de son fils.On veut plus encore. Le fils du grand homme est exclu.On proclame Louis XVIII« Eh bien ! -dit Napoléon à ceux qui l’entouraient, ses grands officiers, puisqu’il faut renoncer à défendre plus longtemps la France, l’Italie ne m’offre-t-elle pas une retraite digne de moi? Veut-on m’y suivre encore une fois ?Marchons vers les Alpes!
»« Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux couronnes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France. » Il refuse par contre de souscrire au traité de Paris, par lequel ses plénipotentiaires viennent de conclure un armistice avec les alliés. Le 11 avril, Caulaincourt et Macdonald signent à Paris une convention donnant à Napoléon la souveraineté de l’île d’Elbe et lui garantissant une rente de deux millions de francs par an, ainsi que le duché de Parme pour son épouse Marie-Louise avec une garantie de succession pour son fils. Le 12 avril, Monsieur, comte d’Artois, frère du roi, fait son entrée solennelle dans Paris. Dans la nuit du 12 au 13, Napoléon tente de s’empoisonner. Le 13, Napoléon signe le traité de Fontainebleau, c’est-à-dire la convention faite le 11 à Paris, par laquelle il abdique. L’armée de Soult, qui poursuit les combats dans le sud-ouest de la France, est battue à Toulouse le 10 avril par Wellington. Le 20 avril, les plénipotentiaires alliés chargés de l’escorter vers l’exil étant arrivés la veille, Napoléon quitte Fontainebleau, pour partir à l’île d’Elbe. Napoléon fait un dernier discours à sa garde personnelle.

« Soldats de ma vielle garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvé constamment sur les chemin de l’honneur et de la gloire. Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était perdue, mais la guerre était interminable, c’eût été la guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureuse. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie, je pars, vous, mes amis, continuez à servir la France. » Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de mes voeux ! Ne plaignez pas mon sort ; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !… Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j’embrasse au moins votre général !. Venez, général Petit, que je vous presse sur mon cœur!.« Qu’on m’apporte l’aigle, que je l’embrasse aussi ! Ah ! chère aigle, puisse le baiser que je te donne retentir dans la postérité !« Adieu, mes enfants ! Mes vœux vous accompagneront toujours ; gardez mon souvenir. »
Les alliés donnèrent à Napoléon la souveraineté de l’île d’Elbe, et fixèrent son départ au 20 avril. Ils avaient hâte de se débarrasser de lui. Environnés de formidables troupes, ils avaient pourtant encore peur.
« Plus de conscription !. » Les mères criaient : < Vive le roi ! » Et dame!quand les femmes font tapage, ça va rondement, allez dans les temps de révolution. Ils disaient encore : « Plus de droits réunis ! » c’est-à-dire plus d’impôts sur le tabac, les vins, etc., etc. Cela, vous le concevez , émouvait aussi bien des cœurs.

Récit de Jean-Roch Coignet
Il fallut prendre la cocarde blanche; mais je conservai la mienne comme une relique du grand homme.Tous les maréchaux et généraux vinrent faire leur soumission à Louis XVIII, et nous, vieux débris de la Grande Armée, nous reçûmes l’ordre de sortir de Paris. Mais avant de partir, nous étions douze gaillards, officiers de toutes armes, bien résolus à faire parler de nous. Tous les jours, nous nous réunissions aux Tuileries, cherchant à rencontrer nos amis, les officiers alliés. Fiers de se voir maîtres du terrain, ils ne perdaient jamais une occasion de nous faire des insultes. Ce fut au café Véry, au Palais-Royal, que nous les trouvâmes pour la première fois.
« Je voudrais bien, dit le plus fanfaron de la troupe, s’adressant au garçon, après nous avoir toisés de l’œil quelques instants, je voudrais bien que tu me servisses un bol de punch ; mais je tiens à le boire dans un vase où jamais Français n’ait trempé les lèvres. »
Le rouge nous monta au visage à tous. Un officier des grenadiers à cheval, qui était avec nous, sortit précipitamment sans rien dire. Il revint bientôt avec un pot de nuit à la main et alla hardiment le poser sur la table occupée par les Russes. Puis versant leur punch dans ce bol improvisé, il dit :
« Vous voilà servis à souhait ; jamais Français n’a bu là-dedans. Mais, vous, vous y boirez, ou bien nous verrons! »
Révoltés à la vue du pot de chambre, outragés par l’ironique proposition, les Russes se lèvent tous, tirent leurs sabres et marchent sur nous. Mais nous, rangés dans un coin, nous nous armons de tabourets, et nous attendons. Cette querelle ne pouvait être vidée que par les armes ; on partit aussitôt pour le bois de Boulogne. L’affaire ne dura pas longtemps, sur les dix-huit qu’ils étaient, nous laissâmes douze Russes sur le carreau. Les six autres tombèrent à genoux et nous supplièrent de les épargner. Nous leur fîmes grâce de la vie, mais ils payèrent le punch.
Cette vie dura une bonne quinzaine, et il ne se passait guère de jours sans que l’on en descendît quelques-uns. Aussi le grand-duc Constantin, frère du Tsar, effrayé de cette mortalité qui se déclarait dans les officiers russes, alla trouver son frère et lui rapporta qu’il manquait plus de deux cents officiers à l’appel.
« Je ne les ai pas comptés en arrivant, je ne les compterai pas en partant ». répondit froidement Alexandre.
Si on nous avait laissés encore un mois à Paris, je crois que la plus grande partie des officiers alliés auraient passé l’arme à gauche. Aussi le gouvernement jugea-t-il prudent de nous envoyer planter nos choux dans nos départements, avec une petite demi-solde de soixante-trois francs par mois.
