


— « Soldats ! la seconde guerre de Pologne est commencée. La première s’est terminée à Friedland et à Tilsitt. La Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre; elle viole aujourd’hui ses serments ; elle ne veut donner aucune explication de cette étrange conduite, que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin,laissant par là nos alliés à sa discrétion.
« La Russie est entraînée par la fatalité; ses destins doivent s’accomplir. Nous croirait-elle donc dégénérés ? Ne sommes-nous plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre: le choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant, passons le Niémen ,
portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de Pologne sera glorieuse pour les armes françaises, comme la première ; mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie et mettra un terme à la funeste influence que la Russie a exercée depuis cinquante ans sur
les affaires de l’Europe. »
Après avoir conquis presque toute l’Europe, Napoléon entreprend de conquérir la Russie du tsar Alexandre Ier. Même si, jusqu’à la prise de Moscou, l’avantage est aux forces napoléoniennes, le prince russe Mikhaïl Koutouzov, général en chef d’une armée impériale russe inférieure en nombre au début de l’invasion, parvient à relever le moral de l’armée russe et à l’encourager à mener une contre offensive, en organisant le harcèlement de la Grande Armée lors de la retraite française. Mais les maladies et l’hiver, et dans une moindre mesure les soldats russes, sont responsables de la défaite de Napoléon en Russie.
Au moment de la campagne, Napoléon était au sommet de son règne avec toutes les nations d’Europe continentale sous son contrôle, ou sous le contrôle de nations vaincues par son empire et évoluant sous des traités favorables à la France. Aucun pouvoir européen du continent n’osait alors s’élever contre lui. En 1807, le traité de Tilsit règle la paix entre l’empire et la Russie. Alexandre espérait à travers le général Caulaincourt un traité interdisant le rétablissement de la Pologne. Napoléon désavoua Caulaincourt, et marqua alors la rupture de confiance avec Alexandre. Ainsi, le traité de paix avec l’Autriche de 1809 contint une clause annexant la Galicie au profit du Grand Duché de Varsovie.
La Russie considérait cette clause comme allant à l’encontre de ses intérêts et la Pologne comme le point de départ éventuel d’une invasion de son territoire. La Russie, alors dotée d’une industrie de manufacture faible, mais riche en matières premières, souffrait du blocus continental qui la privait d’une partie de son commerce, de ses ressources et de revenus pour acheter des biens manufacturés. La levée du blocus par la Russie mit Napoléon en rage et l’encouragea dans la voie de la guerre. Son mariage avec Marie-Louise l’Autrichienne, auquel Alexandre refusa de participer, renforça aussi la défiance à l’égard de la Russie, alors qu’à un moment un mariage d’alliance avec la Russie fut envisagé.
Napoléon réunissait une armée forte de plus de six cent mille hommes et de 1000 canons,la plus grande armée européenne jamais rassemblée,dont à peine un tiers de soldats français,l’essentiel des contingents étant fournis par des Allemands,des Suisses,des Italiens,des Hollandais,des Croates.La Pologne fournit près de cent mille hommes.Des Espagnols et des Portugais furent engagés.La Prusse et l’Autriche furent obligées de fournir des troupes à leur vainqueur.C’était l’armée des vingt nations.Cepandant,ce manque d’homogénéité des forces rassemblées par la France allait rendre très difficile leur commandement et leur mobilité.En outre l’intendance,mal préparée,mal organisée,mal distribuée à une telle échelle,ne suivra pas.Ce fut l’une des causes de la défaite.
Le 22 juin 1812, Napoléon déclare la guerre à la Russie, du quartier général de Wilkowiski.
Napoléon avait envoyé une dernière offre de paix à Saint-Pétersbourg peu avant d’entamer les opérations. Ne recevant pas de réponse, il ordonne d’avancer en Pologne russe.Le 24 juin,la grande armée traverse le fleuve Niémen,entamant son avancée en térritoire Russe.Reculant devant les contingents français et étranger,les troupes russes,commandées par Barclay de Tolly et Bagration,brûlent maisons et récoltes sur leurs passage.Au cours de cette camapgne déroutante,la grande armée se dilue dans l’immense espace russe.Au départ, la Grande Armée ne rencontre aucune ou peu de résistance et avance rapidement en territoire ennemi.Des rencontres sanglantes, mais non décisives, eurent lieu
à Ûstrowno et aux environs de cette ville, où les corps d’Ostermann et de Pallien furent taillés en pièces. Le 27,l’empereur, qui se trouvait avec l’avant-garde, tailla en pièces dix mille hommes de cavalerie et d’infanterie, après un combat acharné. Les Russes offrent seulement une résistance sporadique et Barclay, le commandant en chef, refuse le combat malgré les instances de Bagration, sachant qu’il ne peut battre les Français lors d’une bataille rangée.
À plusieurs reprises, il tente d’établir une position défensive forte, mais à chaque fois l’avance française, trop rapide pour lui permettre de finir les préparatifs, le force à battre en retraite. Ceci est souvent considéré comme un exemple de politique de la terre brûlée : en réalité, la retraite russe ne faisait pas partie d’un plan établi pour attirer les Français dans les terres russes où l’hiver et le manque de provisions suffisantes contribueraient à les anéantir, mais plutôt de l’impossibilité pour les commandants russes de trouver une occasion de combat dans des conditions favorables, en raison de la vitesse et de la puissance de l’avance française.
Les deux armées n’étaient plus séparées que par un ruisseau , la Lutchissa. Un petit pont jeté sur un ravin s’offrait à Napoléon pour le passage de ses troupes ; mais ce pont avait besoin d’être réparé, et l’empereur chargea le général Broussier de protéger cette réparation, pendant
qu’il se portait lui-même à l’avant-garde sur une éminence. C’est de là qu’il put voir un détachement de deux cents voltigeurs du 9e de ligne, isolé d’abord du reste de l’armée et enveloppé de tous côtés par la cavalerie russe,disparaître dans la mêlée des hommes et des chevaux , et reparaître ensuite intact et triomphant, au moment où on le croyait entièrement perdu. « A quel corps appartiennent ces braves ? » demanda vivement l’empereur. Et il expédia aussitôt un de ses officiers d’ordonnance pour s’en instruire et pour leur dire eu son nom qu’ils avaient tous mérité la croix. Les voltigeurs répondirent : « Nous sommes enfants de Paris » ; et agitant leurs shakos au bout des baïonnettes,ils crièrent avec transport : « Vive l’empereur ! »
Au bout de ce premier mois de campagne,la Grande Armée est durement éprouvée par les épidémies,les morts d’épuisement et de faim,les désertions et les mutilations volontaires.Elle perd cinq mille hommes par jour environ.La chaleur torride de l’été fait plus de morts que les rares combats.Napoléon ne change pas ses plans.Il marche sur moscou.Les russes qui ont réussi à échapper à l ‘encerclement français,se retirent à Smolensk,dernière place forte avant moscou.La ville est enlevée au canon et par de furieux combats à l’arme blanche qui laissent,des deux côtés,une jonchée de morts sur le terrain.Le 18 août,dans la nuit,les généraux ordonnent la retraite,et la ville abandonnée est incendiée.L’armée russe se retire,la terre brûle.Napoléon et son armée continuent leur marche sur Moscou à travers un pays dévasté.
Koutouzov,qui vient de prendre ses nouvelles fonctions,dispose ses troupes autour du village de Borodino,à 110 km de Moscou,non loin de la rivière de la Moskova.La bataille s’engage le 7 septembre.


« Soldats ! voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle vous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : Il était à cette grande bataille livrée sous les murs de Moscou. »
La veille et pendant la nuit il avait plu. À cinq heures, le soleil se leva sans nuage : Soldats ! s’écria Napoléon, voilà le soleil d’Austerlitz ! Cette exclamation passe de rang en rang et remplit les troupes d’ardeur et d’espérance.
Les forces Russe,comptent 96 300 hommes,24 500 cavaliers et 640 canons,côté Français,elle se composent de 102 000 hommes,28 000 cavaliers et de 587 canons.
L’aile droite russe est commandée par Barclay,l’aile gauche par Bagration,qui appuient leurs lignes de défense sur un système de redoutes.La plus importante,la Grande Redoute,au centre,avec 18 canons,est prolongée au sud par trois autres retranchements,appelés Flèches.Adossée à Schivardino,à 2,5 km des lignes russes,la Grande Armée dispose,de gauche à droite,des corps d’Eugène,de Ney et de Davout,appuyés au sud par les forces de Poniatowski et les forces de cavalerie de Nantouy,de Montbrun et de La Tour-Maubourg.Ses réserves sont constituées par la Garde et les corps de Grouchy,Junot et Murat.L’Empereur,ayant rejeté l’idée de Davout de contourner l’armée russe par le sud,décide d’une attaque frontale sur le centre et la gauche russes,soutenue par un assaut de Poniatowski contre les positions de Toutchkoff.
La bataille s’engage à 6 heures du matin par une préparation d’artillerie menée avec 102 canons,que l’on perd ensuite un temps précieux à déplacer parce qu’il sont trop loin des lignes russes.L’affaire débute mal,car Bagration,ayant reçu des renforts,tient tête à Davout.Au nord le prince Eugène pénètre dans Borodino après de durs combats contre la Garde russe et s’avance vers la Grande Redoute.Ne parvenant pas à la prendre,il doit reculer sous les contre-attaques ennemies.
A 7 heures,l’Empereur engage le corps de Ney,qu’il fait suivre de près par celui de Junot.Une lutte féroce commence pour la possession des trois-flèches jusqu’à dix heures,heure à laquelle elles tombent aux mains des Français.Un retour offensif de Bagavout en déloge des derniers.Ney les reprend à 11 heures pour en être chassé à nouveau,avant que ces positions ne lui reviennent définitivement à 11h30.
De la prise de la Grande Redoute dépend désormais le sort de la bataille.La faisant bombarder par 70 canons,soutenu par la cavalerie lourde,Eugène attaque à nouveau peu après midi mais ne parvient à s’emparer de cette position qu’aux alentours de 15 heures,Caulaincourt,ayant remplacé le général Montbrun,tué,fait refluer la cavalerie russes qui tente de s’opposer à lui.À ce moment,la gauche-où Bagration a été mortellement bléssé-et le centre russes sévèrement mis à mal,donnent des signes de faiblesse.Davout,Murat et Ney pressent l’Empereur,qui dispose des 30 000 hommes de la Garde en réserve,de les engager afin de porter l’estocade finale à l’adversaire,mais celui-çi refuse.Les Russes se retirent alors sur la ligne de crête située plus à l’est.Napoléon estime que la bataille reprendra le lendemain matin.Mais,dans la nuit,Koutouzov se retire vers Moscou.La route de la capitale russe est ouverte à la Grande Armée.Les Français reprennent leur marche,franchissent la Moskova,et rentre dans Moscou le 14.
DESCRIPTION DE MOSCOU.
Les maisons étaient richement meublées;palais et les églises en grand nombre, brillaient de toutes les splendeurs des richesses accumulées par les siècles. Aussi, nos soldats furent-ils émerveillés du spectacle magique qui se déroula devant leurs yeux , lorsque, du haut du Kremlin ils purent apercevoir la cité tout entière. ILs avaient devant eux une ville plus grande que Paris, Tienne et Berlin, formée de quinze cents palais et de milliers de maisons d’une architecture nouvelle , recouvertes de toitures en fer poli de nuances diverses, et s’étendant à perte de vue. Du milieu de ces demeures s’élevaient des centaines d’églises et d’innombrables clochers. Les conceptions les plus excentriques d’architectes byzantins, tartares , arméniens , avaient élevé ces temples , tordu ces colonnes et disposé avec une variété infinie le contour des clochers que des peintres, pour ainsi dire imaginaires, avaient bariolés des couleurs les plus disparates. Les coupoles argentées et dorées des principales églises, en réfléchissant les rayons du soleil, donnaient à ce panorama d’un genre-nouveau l’attrait de la surprise et de l’admiration. Dominant tout par la hauteur de ses palais aux toitures dorées, par ses tours chargées de cloches et ses murs découpés comme une guirlande, le Kremlin, dans son imposante grandeur, semblait être là comme le père et le protecteur de la vieille cité moscovite.
C’était en effet la citadelle immense de la capitale avec deux enceintes fortifiées; c’était aussi la demeure des Tzars; c’était surtout le sanctuaire où avaient été déposées avec le trésor, les images vénérées de la religion grecque et les restes mortels des souverains ensevelis dans des chapelles funéraires surchargées d’or et de pierreries. Moscou était bien certainement la ville sainte des Russes , avec son caractère asiatique, avec ses madones et tous les souvenirs pieux du passé.
Le soir même,d’immenses incendies embrasent la capitale,Napoléon demeure sur place jusqu’au 19 octobre,date à laquelle il ordonne enfin la retraite.Après son départ,Napoléon fit sauter le palais du Kremlin.Koutouzov sut habilement harceler les troupes impériales et leur imposer la même route qu’à l’aller.Obligeant la Grande Armée à traverser un pays dévasté par les Russes et par les troupes Française dans leur marche sur Moscou.

Incendie et pillage de Moscou
Attisé par les vents irréguliers et violents de l’équinoxe qui soufflenttour à tour dans les directions les plus opposées, le feu gagna rapidement
toutes les parties delà ville. C’est pendant la nuit du 18 au 19 septembre que l’incendie devint général, et offrit aux regards étonnés des soldats
toutes ses sublimes horreurs.D’énormes gerbes de flammes et de fumée s’élançaient tout d’un coup vers le ciel en jetant au loin dans l’horizon des lueurs colorées par l’abondance des huiles, de l’eau-de-vie, des résines qui brûlaient dans cette immense fournaise. Des craquements sourds occasionnés par l’effondrement des édifices, des sifflements aigus, des détonations épouvantables résultant de la combustion du salpêtre et de la poudre ; et, dominant tout le bruit, des milliers de plaques en fer provenant des toitures étaient lancées dans l’espace par la violence de la chaleur, et allaient en retentissant propager le fléau à de grandes distances. Puis, çà et là, de grandes flammes balancées par le vent se portaient tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, comme si une invisible main eût elle-même promené la torche incendiaire sur tous les édifices de la ville.
Les flammes gagnèrent bientôt le Kremlin, l’enveloppèrent. Mais en vain on supplia Napoléon de sortir du palais. Reculer sans avoir été vaincu!.Il ne peut s’y résigner. Il reste plusieurs heures encore mais sa vie appartient à l’armée, à la France, et il se décide enfin quand Berthier vient lui dire qu’un moment encore , et le vieux palais des Tzars est son bûcher.Il ne suffisait pas d’être sorti du Kremlin, il fallait s’en éloigner.
Voici ce que dit sur ce point un de ceux qui accompagnaient l’empereur :« Une seule rue, étroite, tortueuse et toute brûlante,s’offrait plutôt comme l’entrée que comme la sortie de cet enfer. L’empereur s’élança à pied et sans hésiter dans ce dangereux passage. Il avança au travers du pétillement de ces brasiers, au bruit du craquement des voûtes et de la chute des poutres brûlantes et des toits de fer ardent qui croulaient autour de lui. Ces débris embarrassaient ses pas.Les flammes, qui dévoraient avec un bruissement impétueux les édifices entre lesquels il marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent et se recourbaient sur nos têtes. Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu Nos mains brûlaient en cherchant à garantir notre figure d’une chaleur insupportable et en repoussant les flammèches qui couvraient à chaque instant et pénétraient nos vêtements.Dans cette inexprimable détresse, et quand une course rapide paraissait notre seul moyen de salut, notre guide,incertain et troublé, s’arrêta. Là se serait peut-être terminée notre vie aventureuse, si des pillards du premier corps n’avaient pas reconnu l’empereur au milieu de ces tourbillons de flammes. ils accoururent et le guidèrent vers les décombres fumants d’un quartier réduit en cendres dès le matin. »L’empereur se retira au château de Pétrowski.Moscou brûla pendant plusieurs jours.
Lorsque l’incendie eut détruit la ville,l’empereur Napoléon revint s’établir au Kremlin,tandis que sa garde se logeait dans quelques maisons qui avaient échappé aux flammes. L’hiver allait arriver terrible et implacable, mais on ne semblait pas même s’en douter. Les soldats auraient pu se munir de fourrures et d’étoffes contre le froid ; ils aimèrent mieux recueillir le vin , les liqueurs et les matières d’or et d’argent. Cette
armée , si remarquable jusqu’alors par sa tenue sévère, ressemblait maintenant à une grande réunion de marchands. De tous les côtés on transportait des ballots que l’on jetait les uns à côté des autres dans un désordre impossible à décrire.On voyait les soldats et leurs officiers, tout tachés de boue et noircis de fumée, assis dans des fauteuils ou couchés sur des canapés de soie. A leurs pieds étaient étendus ou amoncelés les châles de cachemire, les plus rares fourures de la Sibérie, des étoffes d’or de la PerseEntre les camps et la ville, on rencontrait des nuées de soldats traînant leur butin, ou chassant devant eux, comme des bêtes de somme, des mougiks courbés sous le poids du pillage de leur capitale; car l’incendie montra près de »vingt mille habitants, inaperçus jusque-là dans cette immense cité.
Le pillage était partout, si l’on peut donner ce nom aux recherches actives qui étaient faites par nos soldats, des richesses que les Russes avaient eux mêmes voulu détruire en quittant leur ville. Ces recherches eurent ce résultat fort utile, qu’elles fournirent des vivres qui auraient pu alimenter toute l’armée pendant six mois de séjour à Moscou.


L’armée, à la sortie de cette ville, présentait un aspect étrange, qui rappelait l’histoire de ces déplacements immenses des peuples anciens s’en
allant à la suite des conquérants, et formant, pour ainsi dire, le complément de leur puissance.Craignant les privations qu’on avait endurées,
tout le monde avait fait des provisions. Chaque soldat en portait dans son sac. Cinquante mille chevaux traînaient une quantité considérable de voitures, de chariots, de calèches, des véhicules de toutes sortes, conduits par. des hommes de toutes les nations portant les bagages, les provisions, le butin.L’armée emmenait avec elle cinq cent cinquante pièces de canon, et deux mille voitures d’artillerie, des drapeaux russes, turcs, persans, et puis cette fameuse et gigantesque croix arrachée à la tour du Grand-Yvan, que les Russes regardaient comme une sorte de talisman à la possession duquel était attaché le salut de l’empire. Napoléon voulait qu’elle fût fixée sur le dôme des Invalides à Paris.
Les Russes, invisibles dans la marche en avant, ne cessaient de harceler la retraite. On les battit à Malo-Jaroslawitz ; on les battit à Mojaïsk, à Viazma, non sans pertes sanglantes.Mais les batailles enlevaient déjà moins d’hommes que les privations, les fatigues et le désordre. Les mauvais chemins épuisaient les chevaux; le défaut de vivres les achevait. Les bagages, privés d’attelages, étaient abandonnés. Les ressources de l’armée en étaient d’autant diminuées. Les pillards mettaient le comble à là ruine.Le 7 novembre, un nouvel ennemi se manifesta, le froid. Mais déjà des quatre cent mille hommes qui avaient ,passé le Niémen, des cent mille qu’il y avait encore à la sortie de Moscou, il n’en restait plus que cinquante-huit mille. Soixante-huit mille chevaux avaient péri; il n’en restait plus que douze mille. Au reste, l’armée était tellement dénuée de provisions, qu’on attendait à peine que les chevaux fussent morts pour les dévorer. Le froid acheva de rompre les rangs et de faire jeter les armes. La garde seule conserva jusqu’au bout une discipline intacte. L’empereur s’enferma dans ses rangs et n’en sortit plus.Un officier Russe raconte que les Moujiks(paysan russe),achetaient des prisonniers français pour les précipiter dans un chaudron d’eau bouillante ou les empaler. Il en coûtait deux roubles par hommes.

Jusqu’au 6 novembre, le temps a été parfait, et le mouvement de l’armée s’est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé le 7. Dès ce moment,chaque nuit nous avons perdu plusieurs centaines de chevaux qui mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk, nous avions déjà perdu bien des chevaux de cavalerie et d’artillerie. L’armée russe de Volhinie était opposée à notre droite. Notre droite quitta la ligne d’opérations de Minsk et prit pour pivot de ses opérations la ligne de Varsovie.L’empereur apprit à Smolensk, le 9, ce changement de ligne d’opérations et présuma ce que ferait l’ennemi .Quoique dur qu’il lui parût de se mettre en mouvement dans une si cruelle saison, le nouvel état des choses le nécessitait; il espérait arriver à Minsk, ou du moins sur la Bérézina, avant l’ennemi ; il parti le 13 de Smolensk; le 16,il coucha à Krasnoé. Le froid, qui avait commencé le 7,s’accrut subitement, et du 14 au 15 et au 16, le thermomètre marqua seize ou dix-huit degrés au-dessous de glace.Les chemins furent couverts de verglas; les chevaux de cavalerie, d’artillerie, périssaient toutes les nuits, non par centaines, mais par milliers, surtout les chevaux de France et d’Allemagne. Plus de trente mille chevaux périrent en peu de jours.
Notre cavalerie se trouva toute à pied. Notre artillerie et nos transports se trouvaient sans attelage; il fallut abandonner et détruire une bonne partie de nos pièces et de nos munitions de guerre et de bouche. Cette armée, si belle le 6, était bien différente dès le 14 : presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports. Sans cavalerie , nous ne pouvions pas nous éclairer à un quart de lieue ; cependant, sans artillerie, nous ne pouvions pas risquer une bataille et attendre de pied ferme;il fallait marcher pour ne pas être contraints à une bataille que le défaut de munitions nous empêchait de désirer ; il fallait occuper un certain espace pour n’être pas tournés ,et cela sans cavalerie qui éclairât et liât les colonnes.Cette difficulté, jointe à un froid excessif subitement venu,rendit notre situation fâcheuse. Les hommes que la nature n’a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune, parurent ébranlés, perdirent leur gaîté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes; ceux qu’elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaîté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés difficiles à surmonter.
Dans la nuit du 5 au 6 octobre par moins 20 degrés,la femme d’un barbier d’une compagnie de la Garde se trouva malade et quelques instants plus tard,dans un abris de branches fait à la hâte à la lisière d’un bois ,elle accoucha d’un garçon.Le chirurgien de la compagnie l’assista et le colonel donna son manteau pour couvrir l’abri.Il prêta son cheval à l’accouchée qui tenait son nouveau-né dans ses bras,enveloppé dans une peau de mouton ;elle-même était couverte de deux capotes prises sur des soldats morts de froid dans la nuit.Le nouveau-né mourut de froid lui aussi quelques jours plus tard.Les sapeurs lui creusèrent une tombe à coup de hache.
Les chevaux, martyrs de la Grande Armée
Massacrés comme les hommes sur les champs de batailles,abandonnés bléssés,jambes brisées,ventre crevé;agonisant pendant des jours,picorés encore vivant par les corbeaux,puis sur la neige glacée,mangés vivants par les hommes.
Tombés on n’attend pas qu’ils soient morts pour les découper,le gel les durcits trop vite.On voit de ces animaux secouer la tête en hénissant tandis que les dépeceurs s’affairent.En quelques jours,ce spectacle qui nous révulserait va cesser d’attendrir et même d’intéresser.Dés qu’un cheval s’abat,en même temps qu’il est dépecé ,des gourmands l’ouvrent pour chercher le foie,morceau savoureux;d’autres l’égorgent pour recueillir du sang dans leurs grandes marmites.Ils le consomment à peine cuit,barbouillant affreusement leur visage barbu et sale.Des hommes découpent des biftecks dans les cuisses des chevaux qui marchent encore attelés à un véhicule.Le froid est telle que l’animal saigne à peine ;il continue de marcher sans s’apercevoir de ce qu’on leurs fait subir.

Il fait près de -30°,quand le cortège s’avance vers la Bérézina,ce fleuve qu’il faut traverser,dernière étape avant la Lituanie.Le passage du fleuve,du 27 au 29 novembre 1812,sera une ultime catastrophe.Les ponts sont coupés, et la Bérézina,qui n’a pas encore gelée,charrie des blocs de glace contre lesquels luttent à mort,à moitié nus dans l’eau glacée,les pontonniers du général Eblé,dans l’invraisemblable construction et maintenance de deux ponts.
Cinquante mille hommes se précipitent à la fois vers les ponts;d’énormes convois de lourdes voitures et de canons,roulant de la berge déclive,broyant les piétons,s’entrechoquant,se renversant;des troupes de femmes,affolées de terreur,courant d’un pont à l’autre,poussées à l’eau,disparaissent avec de grand cris;la lutte éffroyable pour la vie,sous la neige qui tombe,sous le canon des Russes qui creuse de longues traînées de vides dans cette masse immobilisées;l’un des ponts s’écroule,la cohue se refoule vers l’autre,que,dans l infranchissable entassement les plus résolus seulement parviennent à atteindre,en escaladant des monceaux de morts;des jurements,les vociférations,les plaintes des mourants,les appels angoissés de ceux que les eaux entraînent,le fracas d’un ouragan furieux.Dans l’épouvante de ce désarroi,les pontonniers nus,dans l’eau jusqu’au aisselles,maintiennent les planches fragiles et les consolident sous la ruée éperdue de la déroute,débarrassant le tablier disloqué des cadavres,des chevaux abattus,des charettes rompues,et trouvant encore la bonne humeur de souhaiter bonne chance aux camarades qu’ils reconnaissent.
Quelques-uns sautaient sur des glaçons et se risquaient sur ce fleuve, devenu rapide et dangereux par sa largeur, et la crue de ses eaux, et par un vent impétueux, ou bien se jetaient à la nage,et achevaient ainsi de mourir. On vit une mère, en s’enfonçant dans les flots, élever les mains vers le ciel en lui offrant son enfant, et mourir ayant la conscience qu’une main protectrice sauvait ce fruit de sa tendresse. On en remarqua
une autre qui, ayant essayé de traverser la Bérésina, sur un chétif batelet de bouleau, sombra sous les glaçons avec ses deux enfants. Un artilleur qui franchissait le pont s’en aperçut, et, n’écoutant que la voix de son coeur, il s’élança dans l’eau glacée et parvint à sauver le plus jeune des enfants. Comme celui-ci clans son désespoir appelait sa mère qu’il ne devait plus embrasser,on entendit le canonnier lui dire en l’emportant dans ses bras » qu’il ne pleurât point », qu’il ne » l’avait pas sauvé de l’eau pour l’abandonner sur le rivage », » qu’il ne le laisserait manquer de rien , qu’il serait son père et sa famille « .
Voici une scène rapporté par un médecin allemand qui servait dans la Grande Armée.Une jeune et jolie femme de vingt cinq ans environ avait perdu son mari dans un combat quelques jours auparavant.Elle était à cheval près de moi.Indifférente à ce qui se passait autour d’elle,elle concentrait toute son attention sur sa petite fille de quatre ans qui était sur le même cheval qu’elle.Elle avait tenté vainement de franchir le fleuve,et paraissait en proie au plus sombre découragement.Elle ne pleurait pas,son regard était fixe et dirigé tantôt au ciel et tantôt sur sa fille.Je l’entendais murmurer: »Mon dieu,faut-il que je sois misérable!Je ne puis même pas prier! »Au même instant un boulet l’atteignit à la jambe et son cheval s’abattit.Alors avec la tranquilité du désespoir,elle embrassa sa petite fille qui pleurait,défit sa jarretière trempée de sang et étrangla l’enfant.Puis serrant le cadavre dans ses bras,elle s’étendit à côté de son cheval et attendit la mort.Peu après elle fut piétinée par les chevaux de ceux qui se pressaient sur le pont.
Larrey sur les bords de la Bérézina
Dans cet immense désastre, qu’était devenu l’illustre chirurgien en chef de la Grande Armée ?Après avoir traversé- le fleuve avec la garde
Impériale, il s’aperçoit que plusieurs caisses d’instruments de chirurgie nécessaires à ses blessés ont été laissées sur l’autre bord. Il repasse le
fleuve pour les avoir; mais à peine l’a-t-il franchi, qu’il est entouré, pressé par cette foule délirante,et il est prêt à périr étouffé au milieu d’elle.C’est ici surtout qu’on peut juger de l’affection sans bornes que cet excellent homme avait inspiré aux troupes avec lesquelles il servait. A peine s’est-il nommé, qu’il est ‘ saisi, et porté de bras en bras avec une étonnante rapidité jusque sur le pont et au-delà du fleuve où il trouve son salut. De toutes parts on criait ; « Sauvons celui qui nous a sauvés ; qu’il vienne, qu’il approche ! »Dans cet instant suprême, où la foule ne connaissait plus rien, la reconnaissance des soldats plus forte que tous les sentiments humains, plus forte que la terreur même, les entraînait à rendre à leur chirurgien la vie qu’il leur avait tant de fois sauvée. L’Empereur lui-même n’avait pas obtenu cette preuve d’affection, car on avait été obligé d’employer la force pour lui faciliter une voie à travers la foule.
Quand Eblé fit sauter les ponts,il restait plusieurs milliers de trainards sur l’autre rive,ils seront massacrés par les cosaques.
Le 16 décembre,dix-huit mille hommes seulements auraient repassé le Niémen,d’autres arrivèrent par petits groupes,dans les jours qui suivirent.L’on évalue les pertes totale en morts,prisonniers ou déserteurs,à trois cent quatre-vingt mille soldats.Ce fut l’un des plus grands désastres de l’histoire.Pour la première fois l’aigle baissait la tête.La Grande Armée n’existe plus.Mais Napoléon est rentré en France pour chercher 300 000 soldats.
L’Europe qu’il avait dominée,ne le regarde plus comme un vainqueur,mais comme un vaincu.Pourtant,il croit encore à son étoile lorsqu’il déclare: »J’ai été à Moscou,j’ai cru signer la paix.J’y suis resté trop longtemps.J’ai fait une grande faute,mais j’aurai le moyens de la réparer. »
C’est le commencement de la fin.
Héroïsme du Maréchal Ney et de Larrey
Que dire de l’héroïsme du maréchal Ney pendant cette fatale retraite de Russie ? aucune louange ne pourrait s’élever à la hauteur du mérite
d’un pareil homme. Sa grandeur d’âme, sa patience, son calme intrépide ne fléchirent pas un moment contre son terrible ennemi, le froid moscovite. Les armées russes et le climat si meurtrier de leur pays ne purent vaincre ce guerrier, dont le courage fut aussi grand que les obstacles qu’il avait à surmonter.
L’Empereur sortit de Moscou le 23 octobre. Davout commanda d’abord l’arrière-garde. Mais bientôt Napoléon jugea que le guerrier sur les talents et l’admirable intrépidité duquel il avait fait reposer si souvent ses plus grandes entreprises, était aussi le seul, peut-être , dont le dévouement, la fermeté et la Vigueur fussent capables de soutenir, pendant la retraite , le principal effort de l’ennemi. Napoléon ne s’était point trompé : par un privilège qui n’appartient qu’aux grands capitaines,, Ney devait être plus sublime encore dans l’adversité que dans le triomphe.
A partir de Viasma, le prince de la Moskowa relève avec son corps d’armée le prince d’Eckmuhl à l’arrière-garde ( 2 novembre). Au passage de cette ville, il soutient, dans un des combats les plus acharnés de cette triste campagne, les furieux efforts des généraux russes Raescoff et Miloradowitz, et assure le passage de Davout et de Murât. Inquiété sans cesse par les attaques des cosaques voltigeant autour de l’arrière garde, il ne s’occupe de ces agressions que pour porter à l’ennemi des coups qui le dispersent et l’épouvantent.La retraite s’opère avec assez, d’ordre, et l’armée peut concevoir l’espérance d’être revenue sous peu de jours à Smolensk, lorsque l’affreuse âpreté du climat glacé de la Russie se déchaîne tout-à-coup contre elle : une sombre, tempête de neige confond le ciel-et la terre, les routes disparaissent sous la neige, et le froid, comme un implacable agent de destruction, frappe de mort des milliers d’hommes et de chevaux.’Le tiers de l’armée périt dans les journées des 6 et 7 Novembre. Au milieu de cette grande infortune, le maréchal Ney maintient son corps d’armée, en aussi bon ordre que le permettent les extrémités auxquelles on est réduit; son énergique fermeté ne l’abandonne pas un instant ; il protège vigoureusement la retraite, qu’embarrassent des bandes .de soldats désorganisés, et des nuées de cosaques sans cesse repousses. Attaqué dangereusement près de Dorogobush , par Platow et Miloradowilz, il est encore deux fois vainqueur. Enfin, l’arrière-garde , toujours héroïque, après avoir au prix de son sang, retardé la marche des Russes-pour sauver les débris de l’armée, arrive la dernière àSmolensk.
Un homme peut lui être comparé pour le dévouement, pour l’énergie, pour l’amour du devoir. C’est Larrey, qui, malgré des fatigues inouïes, puisait en lui-même de nouvelles forces pour assurer à ses blessés les secours dont ils avaient besoin ; Larrey qui, manquant de pain et des choses les plus indispensables à la vie, était la providence de tous les malheureux ; Larrey qui, au milieu de la dissolution de l’armée, consacrait au service des malades les restes d’une vie prête à s’éteindre.
On pourrait croire que son grade supérieur le mettait au-dessus du besoin et qu’il ne manqua jamais de nourriture ; ce serait une erreur. Pendant cette malheureuse retraite, presque tout le monde était dans un dénuement absolu.Larrey passa trois jours entiers sans rien manger, sans rien prendre. Il n’avait trouvé que deux, ou trois tasses de café pur, et sans sucre, quand un ami lui donna un verre de vin de Bordeaux, et lui sauva peut-être la vie, car les tortures de la faim qu’il endurait depuis plusieurs heures cessèrent tout à coup.
Observations et constatations de Larrey
Le chirurgien en chef de la Grande Armée a observé que les hommes à tempérament sanguin, comme ceux du midi de la France et les Italiens,
résistaient beaucoup plus à l’action du froid, que les hommes à tempérament lymphatique, comme les Hollandais, les Hanovriens et les Prussiens. Les Hollandais du 3eme régiment des grenadiers de la garde étaient au nombre de 1,787,.il y en eut seulement 41 qui survécurent.Les Russes eux-mêmes, et toutes choses étant égales d’ailleurs, ont éprouvé une plus grande mortalité que les Français. L’armée de Kutusof, qui était de cent vingt mille combattants au commencement de la retraite,ne comptait plus que trente cinq mille hommes lorsque l’armée française arriva dans la ville de Wilna. Les soldats de Wittgenstein, au nombre de cinquante, mille, se trouvèrent réduits à quinze mille, et on assure que sur dix mille Russes partis de l’intérieur et dirigés sur Wilna en prenant toutes les précautions possibles contre l’hiver,il n’en arriva dans cette ville que dix-sept cents . Les armées russes étaient si engourdies par le froid de ce terrible hiver qu’elles ne distinguaient même plus les prisonniers français qui marchaient au milieu de leurs colonnes. Plusieurs de ceux-ci, entreprenants et audacieux, attaquèrent des Russes isolés , s’emparèrent de leur uniforme et de leurs armes dont ils se couvrirent, et marchèrent pendant un mois au sein même de l’armée russe sans avoir été reconnus.