

I
1805
PREMIÈRE CAMPAGNE D’AUTRICHE
CAPITULATION D’ULM

Le 3 août 1803, la ville de Boulogne était en émoi; ses rues, pavoisées de drapeaux, avaient peine à contenir le flot des populations compactes qui s’y pressaient de toutes part. Les cloches sonnaient à pleine volée, l’artillerie tonnait, les tambours battaient et les aigles s’inclinaient: à ce moment même, l’Empereur faisait son entrée dans la ville; il venait se mettre à la tête de ses troupes. Cent soixante mille hommes de la plus belle armée qui fut jamais, de cette armée du camp de Boulogne, dont Napoléon avait éprouvé chaque régiment, et, pour ainsi dire, chaque soldat, étaient là réunis, concentrés depuis le Texel jusqu’à Etaples. Ils n’attendaient que le signal du départ et le demandaient a grands cris; mais l’Empereur, qui avait ses raisons pour le différer, modérait l’ardeur de leur courage. Pour mieux tromper ces heures toujours si longues de l’attente, et faire diversion à sa propre impatience. Napoléon tenait sans cesse ses soldats en haleine; il employait ses journées en inspections, en revues et en exercices de toutes sortes. Tantôt c’était le camp qu’il visitait dans le plus minutieux détail; un autre jour, les ports et les bâtiments où se trouvait une partie de ses troupes; le lendemain, cent mille hommes de son infanterie prenaient place à sa voix, rangés en une seule et immense ligne, au bord de ces falaises et de ces dunes battues par les vagues de l’Océan.

L’Empereur se plaisait à ces grandes scènes militaires; il aimait à se retrouver face à face avec tous ces mâles visages qu’il avait connus en Égypte et en Italie, et qui lui rappelaient ses plus belles victoires. Chaque matin, lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube les tambours et les trompettes venaient à battre ou à sonner la diane, Napoléon, levé bien avant l’heure, assistait au réveil de son armée. En un clin d’œil, fantassins et cavaliers étaient sur pied, et exécutaient devant lui les simulacres d’attaque et de défense. A les voir si prestes et si pleins d’ardeur, on eût dit qu’il leur communiquait quelque chose de sa dévorante activité. Avec quel entrain, quelle promptitude et quel ensemble soldats, officiers et généraux répétaient toutes ces rudes manœuvre, en attendant le jour de s’en servir contre l’ennemi. Et combien ils étaient heureux de penser que ce jour ne tarderait pas !


Cette certitude, si douce à leur cœur, faisait battre toutes les poitrines,-celles que chamarraient des broderies comme celles du simple conscrit. Chez tous, c’était le même élan, le même enthousiasme. Vous n’entendiez partout que propos héroïques, que protestations de dévouement à l’Empereur et à la France; partout vous n’aperceviez que pyramides, obélisques, arcs de triomphe, colonnes en bois, en pierre, en rocaille, où s’étalaient des inscriptions comme celles-ci:
VIVE L’EMPEREUR! Vive la France! LA 328 DEMI-BRIGADE, renouvelée trois fois dans la campagne d’Italie, combattra, comme à Rivoli et à Montenotte, UN CONTRE DIX! — 52e DEMI BRIGADE: Tout pour l’honneur !tout pour la France! etc., etc. Quels soldats! et quelle armée! L’Empereur en était fier. Il se disait qu’avec de pareils hommes il pourrait défier l’Europe, et que si l’on osait attaquer la France, ses étendards flotteraient bientôt sur toutes les capitales du continent.

II
L’Autriche se déclare contre la France. — Fausses protestations de M. de
Cobentzel.—Lettre de Napoléon à M. de Talleyrand. —Daru dans le cabinet de l’Empereur.
—Improvisation du plan de la campagne d’Autriche

Ce fut pendant son séjour à Boulogne que Napoléon apprit la levée de boucliers de l’Autriche. Le cabinet de Vienne avait adhéré au traité du 11 avril qui reformait une troisième coalition contre la France. Ce traité contenait en substance la restitution du Hanovre, l’évacuation complète de la Hollande et de l’Italie par les troupes françaises, l’indépendance de la Suisse; en un mot, le rétablissement de nos frontières de 1792. Une circonstance qu’il est bon de noter ici, c’est que, le jour même où l’Autriche entrait dans cette nouvelle ligue, M. de Cobentzel, son envoyé près la cour des Tuileries, déclarait officiellement que l’empereur, son maître, était dans les intentions les plus pacifiques; qu’il souhaitait vivement la reprise des négociations tendant à rétablir la paix entre la France et l’Angleterre. Napoléon fut outré de cette perfidie; il jura d’en aller punir les auteurs jusque dans la capitale des Etats autrichiens.

« Je lève mes camps de l’Océan, écrivait il à son ministre des affaires étrangères, le jour même de la réception de cette nouvelle; j’entre avec deux cent mille hommes en Allemagne, et je ne m’arrête pas que je n’aie touché barre à Vienne, enlevé Venise et tout ce que l’Autriche garde encore de l’Italie, et chassé les Bourbons de Naples. Je ne laisserai pas les Autrichiens et les Russes se réunir, je les frapperai avant leur jonction. » Tout aussitôt des courriers sont expédiés aux maréchaux et généraux commandants de corps. Napoléon ne perd pas une minute, et fait appeler en même temps M. Daru, qui remplissait les fonctions d’intendant général de l’armée.
Il pouvait être trois heures et demie du matin lorsque Daru entra chez l’Empereur. Daru, ainsi qu’il l’a raconté depuis, trouva Napoléon en proie à une violente agitation, se promenant à grands pas, les mains croisées derrière le dos; parfois il s’arrêtait pour laisser échapper quelques brusques exclamations, quelques mots sans suite; puis il reprenait sa marche précipitée.

Il y avait une demi-heure que Daru était là, debout et muet, attendant toujours que l’Empereur lui adressât la parole, et ne sachant même pas s’il s’était aperçu de sa présence :Daru n’osait s’en assurer. Cependant les premiers rayons du jour commençaient à dorer les vitres de l’appartement; leur faible et tremblante lueur, décomposée par l’éclat des bougies, laissait comme flotter sur tous les objets une teinte fantastique, un de ces vagues et mystérieux reflets, qui sont de nature à fortement frapper l’imagination. Daru crut voir en ce moment le génie de la France planer au dessus de cette grande figure de Napoléon. Tout à coup – et comme s’il se fût soudainement réveillé après un songe qui l’aurait obsédé, — l’Empereur prit une chaise, et la plaçant devant une petite table de travail:
— Daru, venez ici, dit-il d’un ton très calme, placez vous la; écoutez, écrivez.
Et s’abandonnant à ses inspirations, Napoléon laissa tomber de ses lèvres, phrase par phrase, et sans se tromper d’un mot, la plus prodigieuse improvisation que l’histoire ait recueillie dans ses annales. Ce n’était rien moins que le plan de la campagne qui devait nous mener d’Ulm à Vienne, et de Vienne dans les plaines de la Moravie, à Austerlitz !


III
Marche des armées autrichiennes — Levée du camp de Boulogne —
La Grande armée —Retour de l’Empereur à Paris —L’Électeur de Bavière — Masséna et l’archiduc Charles —
Départ de Napoléon pour l’armée —L’Impératrice et le prince Joseph — Passage du Rhin
Proclamation de l’Empereur aux troupes françaises et bavaroises —

La dictée dura cinq heures. De son coup d’œil d’aigle, l’Empereur avait embrassé l’ensemble de toute cette campagne: marche des différents corps, durée des étapes, lieux de convergence et de réunion, et jusqu’aux surprises et aux attaques de vive force, il avait tout prévu, tout arrêté, tout indiqué avec une clarté et une précision mathématiques. Il ne restait plus à la victoire, pour ainsi dire, qu’à suivre servilement l’itinéraire qu’il lui avait tracé. Quelques jours de moins passés devant Ulm, et l’armée française faisait, en effet, son entrée dans la capitale de l’Autriche à l’heure même fixée par Napoléon.
Quand l’Empereur eut fini de dicter:
— Partez à l’instant pour Paris, dit-il à Daru, sans même lui laisser le temps de respirer: mais ayez soin d’annoncer que vous allez à Ostende. Arrivez dans la nuit; enfermez- vous avec le ministre Dejean, préparez tous les ordres d’exécution pour la marche, les vivres, etc., de manière qu’il n’y ait plus qu’à signer. Faites tout par vous-même, car je ne veux pas qu’un seul commis y mette la main.

Il était, en effet, de la plus haute importance de couvrir ces premiers préparatifs d’une ombre impénétrable ,afin d’endormir les puissances étrangères dans une fausse confiance; il fallait leur laisser croire le plus longtemps possible que le gouvernement français était dupe de leur politique machiavélique, tandis qu’au contraire il connaissait à fond et le but et les détails mêmes du vaste armement préparé contre lui. L’Empereur n’ignorait point que deux cent trente mille hommes, formant trois armées distinctes, étaient déjà en marche vers les extrêmes frontières de l’empire autrichien: la première de ces armées, aux ordres de l’archiduc Ferdinand, sous la direction supérieure du général Mack, comptait quatre-vingt-dix à cent mille combattants destinés à envahir la Bavière et à prendre position à Ulm; la seconde, qui n’était pas moindre de cent mille hommes, allait occuper l’Italie, sous la conduite de l’archiduc Charles; enfin la troisième, commandée par l’archiduc Jean, se dirigeait vers le Tyrol. L’Empereur n’ignorait pas non plus que deux armées russes, de soixante mille hommes chacune, s’avançaient, l’une par la Gallicie sous le général Kutusoff, l’autre par la Pologne sous le général Buxhoewden, et qu’en outre le général Michelson était chargé de former à Wilna une troisième armée dite de réserve.
Tandis que la coalition se flattait ainsi de pouvoir nous attaquer avant que nous fussions en mesure de lui opposer des forces suffisantes, trois décrets vinrent lui reprendre coup sur coup qu’il était plus facile d’envoyer des armées contre Napoléon que de le surprendre. Le premier ordonnait la levée du camp de Boulogne; le second appelait soixante mille hommes sous les armes; le troisième conférait le titre de Grande-Armée aux troupes destinées à combattre la coalition, et qui venaient de recevoir l’ordre de se porter sur le Rhin. Déjà des milliers de soldats sillonnaient toutes les routes; vingt mille voitures étaient mises en réquisition pour accélérer les transports militaire: ce n’était pas encore la guerre, mais l’image de tout un peuple qui s’y prépare énergiquement.
Le 4 septembre, l’Empereur, de retour à Paris, apprenait que son allié, l’Electeur de Bavière; avait du abandonner sa capitale à l’approche des Autrichiens. Il expédia aussitôt à Masséna, son lieutenant en Italie, l’ordre d’attaquer l’archiduc Charles. En même temps, il prit toutes les mesures que pouvait indiquer un patriotisme prévoyant, pour préserver le pays d’une invasion:

il décréta la formation de trois armées de réserve et de trois camps volants; il appela sous les drapeaux tous les hommes des cinq derniers contingents qu’on avait laissés dans leurs foyers; d’un autre côté, quatre-vingt mille hommes furent levés par anticipation sur la classe de 1806; et, enfin, tous les Français, âgés de vingt et un ans à soixante, furent convoqués pour concourir à la sûreté des frontières, des côtes et des places de l’intérieur. Au milieu de ce déploiement de toutes les forces défensives du pays, de tous ces camps dont il se couvrait, la Grande-Armée ,qui était déjà en marche, n’apparaissait plus, en quelque sorte, que comme l’avant-garde de la grande nation. Le 24, l’Empereur, après avoir travaillé toute la nuit avec ses ministres, partit en poste de Saint-Cloud, à quatre heures et demie du matin, pour aller prendre le commandement de ses troupes qui commençaient à pénétrer sur le territoire bavarois. L’impératrice Joséphine, le prince Joseph et le ministre de la guerre l’accompagnèrent jusqu’à Strasbourg.
Le 27, Napoléon était au milieu de son armée. Il lui annonçait, dans une proclamation, qu’elle allait avoir : des marches forcées à faire, des fatigues et des privations de toute espèce à endurer; qu’il ne fallait compter prendre quelque repos qu’après avoir planté nos aigles victorieuses sur le territoire de nos ennemis.
Aux troupes bavaroises qu’il venait de réunir aux corps de Bernadotte et de Marmont, il faisait entendre le langage de l’honneur: il attendait beaucoup de leur bravoure, et se flattait qu’elles se montreraient dignes de combattre dans nos rangs. Le 1er octobre, Napoléon passa le Rhin avec la garde impériale, et aussitôt nos troupes se dirigèrent à grandes journées sur le Necker.

L’EMPEREUR NAPOLÉON
COMMANDANT EN CHEF
Maréchal prince MURAT, lieutenant. — Le Maréchal BERTHIER, ministre de la guerre, major général
Premier corps
Maréchal BERNADOTTE, Commandant en chef
Deuxième corps
Général de division, MARMONT, commandant en chef
Troisième Corps
Maréchal DAVOUT, commandant en chef
Quatrième Corps
Maréchal SOULT, commandant en chef.
Cinquième Corps.
Maréchal LANNES, commandant en chef
Sixième Corps
Maréchal NEY, commandant en chef
Septième Corps
Maréchal AUGEREAU, commandant en chef
Réserve de Cavalerie
Maréchal prince MURAT, commandant en chef
Garde Impériale.
Maréchal BESSIÈRES, commandant en chef
Total général des forces présentes de la Grande-Armée, en passant le Rhin 187 681
IV
Les premiers coups de fusil. — Combat de Wertingen. — Les colonels Maupetti
et Arriglli.— Le commandant Excelmans. — La croix d’officier de la Légion d’honneur— Prise d’Ausbourg

Le 2 octobre, le quartier général était déjà à Louisbourg, dans le Wurtemberg. Le 6, tandis que le général Mack, trompé sur les intentions de l’Empereur, se tenait immobile dans les murs d’Ulm, six corps de la Grande-Armée débouchaient à la fois au milieu des plaines de Nordiingen,et se disposaient à passer le Danube. Jusque-là, nous n’avions pas encore aperçu l’ennemi. Ce fut la division Vandàmme qui, en se présentant le soir au pont de Munster, eut l’honneur de tirer les premiers coups de fusil de la campagne. Quoique nos troupes fussent harassées de fatigue, elles s’emparèrent à l’instant même de ce pont. Le lendemain, celui de Donauwerth, situé à une lieue de là, fut également enlevé.

Murat met à profit ces deux premiers succès, en franchissant aussitôt le fleuve; il s’élance à la poursuite des Autrichiens, les culbute et se rend maître des deux autres ponts, ceux du Rhin et du Lech. Napoléon, après avoir établi son quartier général à Donauwerth, avait ordonné à Soult de se porter sur Augsbourg, et à Murat et au maréchal Lannes d’intercepter les communication entre cette ville et Ulm.
Soult ne rencontra pas d’ennemis devant lui. Murât et Lannes furent plus heureux. A peine avaient- ils fait quelques lieues, que leur avant-garde vint se heurter contre un corps ennemi de neuf mille hommes, envoyés en reconnaissance par le général Mack. Nos dragons marchaient en avant, un peu à l’aventure; ils dépassaient en ce moment les premières habitations d’un petit hameau dépendant de Wertingen, lorsque tout à coup ils sont assaillis par un feu roulant qui partait de toutes les maisons à la fois. Le chef d’escadron Excelmans alors aide de camp de Murât, et qui était accouru pour savoir ce que signifiait cette mousqueterie ,fait mettre pied à terre à deux cents dragons de bonne volonté et s’élance a leur tête; d’autres détachements le suivent, et l’on parvient à refouler les Autrichiens au-delà de Wertingen. Mais leur infanterie nous y attendait, disposée en un carré flanqué d’artillerie et de cavalerie. Plusieurs charges, exécutées par le général Beaumont, viennent successivement se briser contre cette masse compacte. Le colonel Maupetit, qui commande le 9e de dragons, est renversé d’un coup de baïonnette; le colonel Arrighi et le chef d’escadron Excelman ont chacun un cheval tué sous eux; leurs efforts sont inutiles, nous ne sommes pas en nombre suffisant pour rompre ce réseau serré des baïonnettes Autrichiennes.
Heureusement Murat et Lannes apparaissent avec leurs colonnes. Murat se précipite sur le carré; il tourbillonne avec ses escadrons, tandis que Lannes, à la tête des grenadiers d’Oudinot, manœuvre de manière à couper la retraite à l’ennemi. Le combat devient plus acharné que jamais; enfin, après deux grandes heures, les Autrichiens se voyant tout à la fois menacés par derrière et vigoureusement pressés sur leur front, commencent à s’ébranler: ils rétrogradent en bon ordre d’abord; mais bientôt la confusion se met dans les rangs, et une dernière charge achève la déroute.
Ils laissaient entre nos mains trois mille prisonniers, une partie de leur artillerie et plusieurs drapeaux. Le chef d’escadron Excelmans, qui s’était fort distingué dans cette affaire, fut chargé d’en porter l’heureuse nouvelle à l’Empereur et de lui offrir les drapeaux pris à l’ennemi. L’Empereur, comme pour rehausser encore aux yeux de l’armée l’éclat de ce premier succès, reçut le jeune commandant au milieu de son état-major, et voulut lui remettre lui-même la croix d’officier de la légion d’honneur.

Tandis que Murat harcelait les débris de ce corps autrichien, Soult joignit le gros des fuyards au village d’Aichach, dans la journée du 9; il les poussa si vigoureusement, qu’il pénétra presque en même temps qu’eux dans Augsbourg. Le soir, une partie du corps gallo-batave, les deux divisions bavaroises, la garde et le corps du maréchal Lannes, prirent position devant cette ville, dans le but de fermer toute retraite à l’armée de Mack.

V
Attaque des ponts de Guntzbourg et de Reisensbourg.— Le colonel Lacuée du 59e de ligne. — Circonstances mystérieuses de sa mort. — Le Fantôme.— Le commandant Steingel et Bonaparte.—Desaix à Marengo

Napoléon, afin de serrer de plus près encore le général Mack, fit remonter aussitôt le Danube à Murat et à Lannes par la rive droite, et à Ney par la rive gauche. Ce dernier avait l’ordre de s’emparer de tous les ponts établis sur ce fleuve, afin d’être en mesure d’agir sur les deux rives. A Grumberg, Ney trouva une partie de l’armée autrichienne en position, l’aborda résolument à la baïonnette, et la rejeta sur la ville de Guntzbourg; mais elle fut immédiatement ralliée par l’archiduc Ferdinand, accouru pour arrêter notre marche, et nous disputer les ponts, dont la possession devait nous ouvrir la route d’Ulm.

– Ney détacha le général Malher pour s’emparer de celui de Guntzbourg. Ce général s’avança à la tête de la brigade Marcognet, emporta les premières positions, et fit même deux ou trois cents prisonniers; mais, au moment de passer le pont, il s’aperçut que les Autrichiens en avaient détruit plusieurs travées, et, malgré les plus héroïques efforts, il ne put les rétablir. Nous fûmes plus heureux au pont de Reisensbourg; il n’y manquait qu’une seule travée, et nos soldats parvinrent à la rendre praticable au milieu de la vive canonnade et de la mousqueterie plus vive encore qui partaient de la rive opposée. Une fois le passage ouvert, le général de brigade Labassée s’y jette a la tête du 59e de ligne, commandé par le colonel Lacuée. Rien n’arrêta plus alors nos troupes, qui, lancées au pas de course, emportèrent Reisensbourg à la baïonnette. Mais le brave Lacuée paya ce succès de sa vie. Ce colonel était adoré de ses soldats: sa perte les exaspère; ils jurent de ne faire aucun quartier à l’ennemi, renversent et tuent tout ce qui s’oppose à leur marche. La cavalerie autrichienne s’élance pour arrêter et enlever le 59e, tout seul en ce moment de l’autre côté du Danube. Ce brave régiment se forme aussitôt en carré et attend de pied ferme le choc. Deux fois les escadrons ennemis se précipitent sur les baïonnettes de nos soldats; deux fois reçus à bout portant par un feu meurtrier, ils doivent reculer. Pendant ce temps, le général Malher était accouru avec le reste de sa division; mais le 59e était maitre du champ de bataille.
Le colonel se rendormit bientôt, mais la même vision vint encore s’offrir à lui: seulement, cette fois, le spectre, s’approchant de plus près, et étendant son bras osseux jusque sous le chevet où était placée la montre du colonel, posa le doigt sur le chiffre qui marquait deux heures. Lacuée se réveilla de nouveau; une sueur froide couvrait ses membres, agités par un tremblement convulsif. Il appela son domestique, et essaya de tous les moyens à sa disposition pour calmer cette agitation violente. Il voulut lire, mais ses paupières brûlantes, et distraites tout à la fois, ne pouvaient se fixer sur le papier. Poursuivi, obsédé par cette sinistre visite, il lui semblait voir le doigt du fantôme tracer entre chaque ligne le chiffre menaçant. Enfin le jour parut. Le colonel, se trouvant un peu mieux, sortit pour vaquer, comme d’habitude, aux soins de son service. Ses traits se ressentaient de la secousse qu’il avait éprouvée; on lui en fit la remarque, et il raconta alors dans le plus grand détail, d’un air moitié sérieux, moitié plaisant, son rêve de la nuit dernière. Quelques instants après, il recevait l’ordre de marcher en avant! une balle lui traversait le front. A sa montre, il était deux heures précises!

Mais ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que cet ancien compagnon d’armes, dont la lugubre apparition l’avait si fortement ému, n’était autre que le commandant Steingel, tué à Marengo, après avoir eu lui-même une vision du même genre. Cette fin tragique de Steingel est bien connue; elle a fait dans le temps le sujet des conversations de toute l’armée, et nous ne la rapportons ici que pour mémoire.
Une heure avant la bataille de Marengo, le commandant abordait le premier consul:
— Mon général, lui disait-il, je viens vous recommander ma famille, je serai tué aujourd’hui.
— Steingel, d’où vient ce sinistre pressentiment? fit Bonaparte.
– D’un rêve que j’ai fait cette nuit, et vous saurez, général, que ces avertissements surnaturels n’ont jamais manqué à aucune crise de ma vie. Je venais de m’endormir, lorsqu’une étreinte puissante me réveilla tout à coup. J’étais dans les bras d’un dragon autrichien, espèce de colosse qui me dit avec un rire infernal: « Dans deux heures, tu seras à moi! » L’uniforme du soldat disparut alors comme par enchantement, et il ne resta que l’affreux squelette de la mort, qui m’étreignit avec force. Trois fois je fus réveillé par la même vision. Croyez ou ne croyez pas, général, mais ma conviction est arrêtée; je ne verrai pas votre victoire. Vainement Bonaparte essaya de combattre ce funeste présage, dont toutefois il demeura lui-même très frappé: on sait que sa destinée miraculeuse l’avait rendu plus que personne accessible aux pressentiments .

Il n’y avait pas deux heures que le bataille était engagée ,lorsqu’une charge de cavalerie mit en présence le corps des guides et les dragons autrichiens. Un de ces derniers sortit des rangs et vint se ruer sur Steingel, que l’on entendit s’écrier : »C’est toi, je te reconnais, je t’appartiens ».
Et il tomba frappé en pleine poitrine! Cette voix secrète, ces avertissements d’en haut qui viennent vous assaillir quelques heures avant votre dernière bataille, et quelquefois au moment même d’une charge de l’ennemi, sont très communs à la guerre. La veille même de Marengo, Desaix ne disait- il pas à ses aides de camp: « Voilà bien longtemps que je ne me bats pas en Europe; les boulets ne me connaissent plus, il m’arrivera malheur ? » Le lendemain, le sort des combats lui tenait parole. Le brave Lacuée était le premier colonel tué dans la campagne. L’Empereur voulut qu’on lui fit de magnifiques funérailles. Le 6e corps y assista tout entier, et honora par d’unanimes regrets la mémoire de cet intrépide officier.

VI
Glorieuse et brillante affaire d’Haslach.— Le général Dupont et l’archiduc Ferdinand. — L’Incomparable 9e légère et la Brave 32e. — Le colonel Saint-Dizier. — Six mille Français contre vingt-cinq mille Autrichiens! — Prise de Memmingen, par Soult.

L’Empereur partit de Donauwerth, avec la garde, pour se transporter à Augsbourg, où il fit son entrée le 10. Il dirigea immédiatement Soult sur Memmingen, afin de maintenir ses communications avec le corps de Ney. Le 11, Soult arrivait à Lansberg, lorsqu’il y rencontra le régiment des cuirassiers de l’archiduc Ferdinand, qui se repliait sur Ulm à marches forcées; il n’hésita point à faire attaquer cette grosse cavalerie par le 26e de chasseurs. La charge fut si impétueuse, que les cuirassiers, culbutés, eurent un escadron d’enlevé avec deux canons. Soult continua sa route vers Memmingen. Presque à la même heure, le général Dupont, qui se portait en vue d’Ulm, arrivé au hameau d’Ilaslach, se trouvait tout à coup en présence de vingt-cinq mille Autrichiens commandés par l’archiduc Ferdinand. Dupont n’avait sous ses ordres que six mille hommes, avec quelques canons; mais, au nombre de ses régiments, il comptait deux de ces fameuses demi-brigades d’Italie, accoutumées a combattre dans la proportion d’un contre six, et quelquefois davantage: c’était l’incomparable 9e légère et la brave 32e, commandée par le colonel Darricau.

Le général français ne balança pas à attaquer. Il plaça à sa gauche, dans le hameau d’Haslach, la 32e, le 1er hussards et une partie de son artillerie; à sa droite, le 96e, commandé par le colonel Barrois; le 9e léger, par le colonel Meunier ;le 17e de dragons, par le colonel Saint-Dizier. Il fit en même temps occuper par un détachement le village de Jungigen qui se trouvait en avant de sa droite. Ces dispositions prises, il ordonna au 9e léger et au 96e de se jeter tête baissée, la baïonnette en avant, sur la première ligne autrichienne. Ces deux régiments s’avancent au pas de charge, renversent cette première ligne, et font quinze cents prisonniers. Animés par ce succès, nos soldats voulaient pousser en avant; mais, prudent jusque dans l’audace, Dupont les retint, dans la crainte qu’ils ne fussent enveloppés par la cavalerie autrichienne. Toutefois, l’archiduc revenant avec des troupes fraîches, le général n’hésita pas plus que la première fois a lancer contre lui ses régiments à la baïonnette: les Autrichiens furent culbutés de nouveau, et perdirent encore un nombre considérable de prisonniers. C’est alors qu’ils se jetèrent en désespérés sur nos ailes et sur le village d’Haslach où leurs prisonniers avaient été entassés. Le 32e leur disputa le terrain pied à pied avec une valeur digne de sa réputation, et parvint a les repousser, à l’aide du 1er de hussards, qui fournit plusieurs charges brillantes. Chassé de ce point, l’ennemi se replia sur le village de Jungigen, qui n’était occupé, comme on l’a vu, que par un faible détachement; il emporta ce village de vive force, après une résistance héroïque de nos soldats. Le général Dupont, qui comprenait toute l’importance de cette position, la fit reprendre par le 9e. L’ennemi nous en débusqua encore; enfin, repris et reperdu cinq fois de suite, Jungigen finit par nous rester. Dans ce combat corps à corps, si opiniâtrement soutenu de part et d’autre, l’ennemi nous avait laissé de nouveaux prisonniers.

Cependant l’archiduc Ferdinand, voulant avoir raison de cette poignée de braves, ordonne à sa cavalerie de s’ébranler sur toute la ligne pour nous envelopper. Le 17e de dragons, qui s’aperçoit de cette manœuvre, se dévoue pour en empêcher le succès: il charge intrépidement l’ennemi. Son colonel, le valeureux Saint-Dizier, qui s’était jeté au plus fort de la mêlée, tombe mortellement atteint de plusieurs coups de sabre. Une lutte des plus sanglantes s’engage autour de son corps, que ses soldats réussissent à emporter, tout en cédant néanmoins du terrain à l’ennemi. Heureusement la nuit était venue séparer les combattants. Le général Dupont en profita pour se retirer sur Albeck, qu’il regagna en bon ordre, emmenant avec lui quatre mille prisonniers, nombre presque égal à celui de ses soldats. Six mille Français s’étaient battus avec avantage, pendant cinq heures, contre vingt-cinq mille Autrichiens!

VII
L’Empereur et le général Marmont sur le pont du Lech. — Temps affreux.
Harangue de Napoléon aux troupes. — Le vieux grognard Lambert.

Nous avons laissé le maréchal Soult se dirigeant, le 1er, sur Memmingen. Le 12, il arriva sous les murs de cette place, occupée par neuf bataillons, sous les ordres du général-major comte de Spangen. L’état des fortifications permettait de soutenir un siège de plusieurs jours; mais telle était la démoralisation qui s’était emparée des Autrichiens, à la suite des revers successifs qu’ils avaient éprouvés, qu’après une résistance de vingt-quatre heures à peine, la garnison demanda à capituler. Six mille prisonniers vinrent ainsi s’ajouter à ceux que nous avions déjà faits depuis l’ouverture de la campagne. On trouva en outre, dans la ville, un matériel considérable; mais un résultat bien autrement important pour nous, c’est que, par la prise de Memmingen, les communications avec le Tyrol se trouvaient coupées. Soult repassa l’Iller pour prendre position devant Ulm, déjà investi par Ney et Murât, et dont Lannes venait de compléter le blocus à l’ouest, en donnant la main au général Marmont, arrivé d’Augsbourg avec le deuxième corps.

L’Empereur, suivi de sa garde, avait quitté cette ville le 12, à 1 heures du soir, pour porter son quartier général à Weissenhorn. Sur le pont du Lech, il rencontra le corps de Marmont, et sa berline, arrêtée par l’encombrement des troupes, fut obligée de prendre le pas. Le temps était affreux : il neigeait à gros flocons, et les routes, transformées en véritables mares par la neige fondue, étaient à peu près impraticables. A ces rigueurs de la saison, si l’on ajoute encore les privations de toute sorte que nos soldats avaient à endurer, on ne s’étonnera pas que leur moral en fût quelque peu affecté.
— En voilà un sauvage de pays! disait un vieux soldat chevronné de la division Boudet, un de ces types encore rares de grognards, comme l’armée en compta beaucoup par la suite. Cré coquin! j’en ai de c’te boue jusque dans ma giberne. Si encore on pouvait se rafraîchir de quelques bons coups de fusil, en manière de nations civilisées! Mais il n’y a pas mèche seulement de brûler une amorce avec ces maudits Kaiserlicks. Et dire que j’ai cependant là, sur les reins, cinq paquets de cartouches: ça commence à m’enfifrer un peu.
-T’es jamais content, toi, Lambert, lui répliquait son voisin: t’as de la boue jusqu’aux genoux, c’est vrai, mais tu marches à la gloire.
— Ah! oué! la gloire! c’est bon pour ces paroissiens de chapeaux galonnés, ces feignants de l’état-major, qui dorment la grasse matinée, dînent trois fois pendant que nous nous brossons le ventre , et marchent en voiture.
– Et, disant cela, il avait jeté un regard de travers sur la berline qui partait au trot en ce moment. L’Empereur n’avait pas perdu un mot de cette conversation, et il avait ri tout d’abord de s’entendre traiter de feignant qui dort la grasse matinée et dine trois fois; puis il réfléchit et jugea à propos de monter à cheval pour se faire voir à ses soldats, et leur adresser quelques paroles d’encouragement .Sa présence eut sur eux tout l’effet qu’il en attendait. Il leur exposa la situation désespérée de l’ennemi, qui se trouvait enveloppé, leur annonça une bataille décisive sous peu de jours et leur promit une victoire éclatante. Tout cela fut dit de ce ton dont il savait si bien griser les troupes; aussi répondirent elles à cette courte harangue par des cris unanimes de vive l’Empereur!

Ils étaient si fiers, ces soldats, de voir le plus grand capitaine des temps modernes leur expliquer ses plans, qu’ils oublièrent aussitôt leurs souffrances pour ne plus songer qu’à la victoire qui leur était promise. Ceux qui avaient recueilli les paroles de l’Empereur les répétaient à ceux qui n’avaient pu les entendre; et sous cette impression, l’enthousiasme et la gaieté eurent bien vite repris leur niveau ordinaire. Il n’est pas jusqu’à cet enragé grognard de Lambert qui ne fût dans le ravissement depuis qu’on lui avait parlé bataille; histoire de rire un peu et de travailler la peau, comme il le disait, à messieurs les Russes et aux Autrichiens.

VIII
-Entrée de Bernadotte dans Munich.
-Arrivée de l’Empereur devant Ulm. -Le pont, le village et le monastère d’Elchingen.

Le 12 octobre, octobre, le maréchal Bernadotte fit son entrée dans Munich divisions Kellermann et de Wrède; il avait avec les divisions Kellermann et de Wrède; il avait
chassé de position en position le général Kienmayer chargé de la défense de cette place, lui avait tué environ cinq cents hommes, fait un millier de prisonniers et enlevé deux pièces de canon. Le soir, la ville manifesta par une illumination générale sa joie d’être délivrée de la présence des Autrichiens. Il y avait juste un mois que ces derniers avaient envahi Munich et forcé l’Électeur de s’enfuir à Wurtzbourg. Napoléon écrivit sur- le champ à ce souverain pour l’inviter à revenir dans sa capitale. Arrivé le 13 au matin devant Ulm, l’Empereur visita aussitôt les diverses positions de son armée. Quelques heures lui suffirent pour tout voir par lui-même, jusqu’aux moindres postes;
en rentrant il donna ses ordres pour commencer l’attaque le lendemain.


Mais Ulm ne pouvait être réduit qu’autant que nous serions complètement maîtres des deux rives du Danube. Or, pour cela, il fallait d’abord rétablir le pont d’Elchingen dont il ne restait plus que les chevalets, puis le franchir, puis enlever le village qui porte ce nom et dont les maisons sont disposées comme par gradins sur un monticule formant amphithéâtre avec des jardins pleins de fleurs et de vignes; puis s’emparer du monastère qui couronne cet amphithéâtre .Ce point, dont la possession était si importante pour nous, était défendu par vingt mille hommes, habilement retranchés et pourvus d’une artillerie formidable. Une noble émulation faisait ambitionner à chacun des maréchaux l’honneur d’être choisi pour enlever cette position. C’est à l’intrépide Ney que l’Empereur confia cette tâche périlleuse.

IX
Attaque conduite par le maréchal Ney. — Le capitaine Coysel et le sapeur.
— Le 89 de ligne et le 6e léger. — Le général Villate. — Les 69e et 76e de ligne. — Le 18e de dragons et le 3e de hussards.
— Prise d’Elchingen.

Dès le petit jour, Ney était sur pied. Il se dirigea au galop vers le Danube, poussa son cheval dans l’eau jusqu’au poitrail, et présida lui-même aux travaux des pontonniers, sous la mitraille et les balles auxquelles il servait de point de mire par l’éclat de son grand uniforme de maréchal et ses décorations. Ce fut un aide de camp du général Loison, le capitaine Coysel, qui établit avec un sapeur la première poutre sur les chevalets du pont. Ce sapeur eut la jambe emportée par un boulet; un autre lui succéda qui tomba pareillement; puis à celui-ci un troisième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le dernier chevalet de la dernière travée fût enfin recouvert.

Dans leur impatience d’aborder l’ennemi, les troupes n’attendirent même pas que les travaux furent consolidés. Les grenadiers du 39e de ligne, les carabiniers du 6e léger se précipitèrent à l’envi sur le pont, et cela, au travers d’un feu terrible qui les prenait tout à la fois de front et en écharpe. Ils arrivent au pas de course sur la rive opposée, et renversent les Autrichiens; mais ceux-ci reviennent à la charge pour empêcher les Français de s’y établir. Le 39e et le 6e léger s’élancent aussitôt pour aller soutenir leurs compagnies d’élite. Le 39° est arrêté par notre cavalerie, qui, de son côté, brûlait de faire le coup de sabre; son premier bataillon, conduit par le général Villate peut seul traverser le pont et prendre position sur la rive. Là, il trouve devant lui trois bataillons ennemis, et il lui faut, en outre, essuyer plusieurs charges de cavalerie. Malgré les plus héroïques efforts, il est ramené sur le rivage, près du pont; mais secouru alors par le second bataillon et par les 69e et 76e de ligne, il a bientôt reconquis le terrain perdu.
Nous étions enfin maîtres de toute la plaine à droite du pont, et les Autrichiens regagnaient en toute hâte les hauteurs d’Elchingen. Cependant le maréchal Ney s’était réservé pour lui-même la tâche la plus difficile et la plus dangereuse: celle d’emporter le village et le couvent qui le couronnait. Il se mit à la tête du 6e léger et commença l’attaque.

Il fallut faire le siège de chaque maison et les enlever l’une après l’autre avant de parvenir sous les murs du monastère, où, comme nous l’avons dit, l’ennemi avait concentré une partie de ses moyens de défense. Mais quels obstacles pouvaient résister à l’impétuosité de nos troupes, conduites par un tel chef? Tout céda devant elles; bientôt elles débouchèrent sur les plateaux qui dominent la ville d’Ulm. L’infanterie autrichienne s’y était formée en plusieurs carrés de deux ou trois mille hommes chacun, qui présentaient de tous côtés un front redoutable. Ney rangea la sienne en colonnes, derrière sa cavalerie. Le 18e de dragons chargea le premier un de ces carrés, l’enfonça et lui fit mettre bas les armes; le 3e de hussards, de son côté, obtint le même succès contre deux bataillons. Il n’en fallut pas davantage pour déterminer la retraite des Autrichiens, qui nous abandonnèrent trois mille prisonniers, des drapeaux et plusieurs canons. Nos fastes militaires citent avec orgueil cette brillante affaire, dont le nom s’est perpétué, à titre de noblesse, dans la famille du maréchal Ney.

X
Mack rejeté dans Ulm.— Attaque des positions avancées de la ville.
— Danger que court l’Empereur. La gloire ne se partage pas.
— Les hauteurs de Michelsberg et les retranchements du Frauenberg sont enlevés.
— Le général Claparède. — Le colonel Védel et le 17e léger. — Capitulation d’Ulm. — M. de Ségur.—
Le général Mack et le maréchal Berthier.-Murat à la poursuite de l’archiduc
Ferdinand et du général Werneck.-Nombreux et glorieux trophées.

La belle et savante manœuvre de l’Empereur était accomplie: il ne s’agissait plus que d’en recueillir les fruits. Le général Mack, rejeté dans Ulm, s’y trouvait enfermé littéralement dans une ceinture de fer, et n’avait plus d’autre alternative que de s’ouvrir un passage l’épée à la main, ou de s’ensevelir glorieusement sous les ruines de la place. Sa position rappelait celle du général Mêlas, en 1800, quand ce dernier fut cerné dans Alexandrie par Bonaparte. Tous les deux avaient été tournés par une marche rapide, et séparés de leurs communications sans qu’il leur restât aucun espoir d’être secourus. On sait que Mêlas se décida à livrer bataille :il est vrai de dire que
ses forces étaient numériquement bien supérieures à celles de son adversaire. Mack n’avait guère à nous opposer que le tiers des forces dont nous disposions: outre les pertes considérables qu’elle avait faites ,l’armée autrichienne avait été imprudemment dégarnie de plusieurs de ses divisions; le général Jellachich, envoyé avec six mille hommes au secours de la place de Memmingen, avait été contraint de se replier devant Soult et de gagner le Tyrol; de son côté, le général Kienmayer s’était vu rejeter par Bernadotte, avec plus de douze mille hommes, sur l’autre rive de l’Iser; quant à Werneck ,sorti d’Ulm pour explorer les voies qui pouvaient rester ouvertes à une retraite, il avait été coupé par la division Dupont, et mis ainsi dans l’impossibilité de rentrer dans cette place; enfin, l’archiduc Ferdinand, n’ayant pu faire partager à Mack sa résolution de se frayer un passage à travers l’armée française, venait de se dérober, pendant la nuit, avec six à sept mille chevaux et quelque infanterie. C’était, en y comprenant le corps de Werneck, vingt mille hommes environ dont Mack se voyait privé, en sorte que ses forces se trouvaient réduites à trente mille soldats. Telle était la situation, le 15 au matin, lorsque l’Empereur, qui avait résolu d’en finir, ordonna à Ney d’emporter les hauteurs du Michelsberg, et à Lannes celles du Frauenberg , au pied desquelles est assise la ville d’Ulm.

Il ne faisait pas encore jour que Lannes se mettait en mouvement pour passer le pont d’Elchingen; Ney, de son côté, s’élançait a la tête de ses régiments : l’Empereur commandait en personne. A peine le combat est-il engagé, que les Autrichiens démasquent tout à coup, à demi-portée de canon, une batterie de cinq pièces qui vomit la mitraille sur l’escorte impériale. Le maréchal Lannes, effrayé de ce péril extrême pour la personne de l’Empereur qui demeurait impassible, saisit brusquement la bride du cheval de Napoléon et le force à se détourner. L’Empereur se porte un peu plus à gauche, et là il s’aperçoit que Ney a déjà enlevé une partie du Michelsberg: il lui envoie dire aussitôt par le général Dumas, de ralentir son attaque et de la faire marcher de front avec celle de Lannes, afin de diviser les forces de l’ennemi. « La gloire ne se partage pas, » répondit vivement le maréchal Ney, qui continue d’avancer au milieu d’un feu terrible. Bientôt il est maître de Michelsberg et prend position sur le versant qui conduit à Ulm. Lannes avait pareillement forcé toutes les redoutes et les retranchements du Frauenberg. Dès lors, les deux maréchaux n’avaient plus, pour ainsi dire, qu’a se donner la main, pour se précipiter ensemble sur les murs de la place.
Mais l’Empereur, dans le but d’épargner le sang de ses soldats, ordonne de cesser le feu : il voulait essayer de la voie des négociations avant d’en venir à un assaut décisif. Malheureusement les troupes étaient lancées, et il était bien difficile de les retenir. Déjà le général Claparède et le colonel Védel, du 17e léger, entraînés par leur bouillante ardeur, s’étaient emparés d’un bastion avancé. De leur côté, les Autrichiens, qui s’étaient aperçus de la position aventurée de ce régiment, étaient revenus à la charge, et, le prenant entre deux feux, menaçaient« de l’envelopper ;le 17e dut se faire jour à la talonnette pour rejoindre sa ligne de bataille. Sur plusieurs autres points encore, nos soldats s’obstinaient à combattre, demandant à grands cris qu’on les laissât monter à l’assaut. Il fallut un nouvel ordre de l’Empereur pour enchaîner enfin le courage de ses troupes, et les contraindre à ajourner la victoire au lendemain.
Le lendemain, tout fut préparé pour un assaut général. Toutefois, l’Empereur envoya, sur le soir, un des officiers de son état-major, M. de Ségur, sommer le général Mack de lui ouvrir les portes de la place, avec menace, en cas de refus, de passer la garnison au fil de l’épée. Les négociations durèrent deux jours. Mack se décida enfin à signer, avec le maréchal Berthier, une convention aux termes de laquelle la ville d’Ulm serait remise le 26, si, le 26 à minuit inclusivement, un corps austro-russe ne s’était pas présenté pour débloquer la place: la garnison devait déposer les armes et être prisonnière de guerre; les sous-officiers et soldats seraient envoyés en France, mais les
officiers pourraient rester en Autriche sur parole donnée de ne pas servir contre la France; quant aux drapeaux, armes, munitions, chevaux et magasins, tout cela tombait naturellement en notre pouvoir.
Les soins de cette capitulation n’absorbaient pas tellement l’Empereur, qu’il ne songeât à tirer parti de tous ses avantages contre l’ennemi. Dès qu’il eut la certitude que l’archiduc Ferdinand et le général Werneck s’étaient échappés d’Ulm, il avait envoyé Murat à leur poursuite avec la réserve de cavalerie, les grenadiers Oudinot et la division Dupont. Murat s’acquitta de cette mission avec une activité et un succès qui ne laissèrent rien à désirer. Parti dans la matinée du 16, il rejoignit à Nérenstetten le général Werneck, lui prit deux drapeaux, et fit en outre trois mille prisonniers. Le lendemain soir, Murat atteignit de nouveau les Autrichiens à Neresheim, où le général Werneck venait de faire sa jonction avec l’archiduc Ferdinand; il les chargea avec son intrépidité ordinaire, les culbuta et les obligea à chercher leur salut dans la fuite en nous abandonnant deux mille prisonniers. Cependant le général Werneck chercha à rallier ses troupes au village de Trochtelfingen; mais Murât ne lui en laissa pas le temps: entré dans ce village avec ses infatigables dragons presque au même moment que le général autrichien, il lui intercepta toute retraite et le força de capituler. Murat continua de pousser en avant, et le 18 octobre, dix mille Autrichiens se constituèrent prisonniers avec armes et bagages: les officiers, toutefois, purent retourner dans leurs foyers sur parole. Mais ce n’était point encore assez pour Murât: il avait juré de ne pas laisser échapper un seul homme. Dans ce but, il se porta à grandes étapes sur Nuremberg, où il savait devoir rencontrer le prince Ferdinand. Là, en effet, il rejoignit ce qui restait de l’armée autrichienne, et en eut facilement raison.

La mission de Murat était alors accomplie .A part la personne de l’archiduc qui avait pu s’échapper et gagner la Bohême, grâce au dévouement d’un sous-officier qui lui donna son cheval, Murat avait tenu sa parole: l’armée autrichienne n’existait plus. Seize à dix-sept mille prisonniers, parmi lesquels huit généraux et deux cents officiers; quinze drapeaux, cent vingt pièces d’artillerie et le trésor de l’armée autrichienne, tels furent les trophées de l’expédition de Murât. Le plus avide de gloire pouvait s’en contenter.

XI
Entrée des Français dans Ulm.-La garnison, prisonnière de guerre, défile devant l’Empereur.
— Admiration des soldats autrichiens pour sa personne. —
Conversation de Napoléon avec le général Mack, le prince de Lichtenstein, les comtes Klenau et Giulay.
— La tactique de l’Empereur qualifiée par nos soldats.
— Départ pour Augsbourg et Munich.

L’Empereur vit dans ce succès un moyen d’avancer le terme de la capitulation, c’est-à-dire de gagner les quelques jours qui restaient à courir. A cet effet il manda, le 19 au matin, le général Mack à son quartier général, pour lui représenter qu’il n’avait plus raisonnablement à compter sur aucun secours, et que rien ne pouvait le sauver: ménageant du reste avec habileté son amour-propre, il rejeta toute la responsabilité de la situation désespérée à laquelle il était réduit, sur les fautes et les divisions de ses généraux et l’amena ainsi à lui livrer la place d’Ulm cinq jours avant la date fixée par la capitulation. Conformément à cette nouvelle convention, une brigade française prit, le lendemain 20 octobre, possession d’une des portes de la ville, celle de Stuttgard. De son côté, l’armée autrichienne quitta ses quartiers vers midi pour venir défiler devant l’Empereur. Elle comptait encore près de trente mille hommes, quarante drapeaux et soixante canons; elle était commandée par dix-huit généraux parmi lesquels on distinguait Mack, les princes Jean de Lichtenstein et de Hesse-Hombourg, les comtes Klenau et de Giulay, les barons Laudonet d’Aspre, etc. Trois ou quatre mille blessés restaient dans la place.

L’Empereur s’était placé au pied du Michelsberg, sur un petit tertre près duquel on avait allumé un grand feu. Entouré de son état-major et de sa garde, il avait son infanterie rangée en demi-cercle sur le versant des hauteurs, derrière lui, et en face, déployée sur une ligne immense, sa cavalerie. Le général Mack ouvrit le défilé.
— Voici le malheureux Mack, dit-il à l’Empereur avec tristesse ,en lui remettant son épée.
Napoléon lui fit un noble accueil et chercha à le consoler en lui disant que les armes sont journalières et que, dans les combats, les revers sont toujours mêlés aux succès. A mesure que ces différents corps passaient, l’Empereur faisait arrêter les généraux commandants et les retenait courtoisement auprès de sa personne. Quant aux soldats, ils semblaient comme oublier le sentiment de leur humiliation, en contemplant au passage le grand capitaine au pied duquel ils déposaient leurs armes et leurs drapeaux: une irrésistible curiosité relevait alors leur figure abattue et n’y laissait plus apercevoir qu’une naïve admiration. Cependant l’Empereur, s’adressant aux généraux autrichiens qui l’entouraient.
— Je ne sais vraiment pas, messieurs, leur dit-il, pourquoi nous sommes en guerre; je ne la voulais pas, je ne songeais même pas à vous la faire, quand tout à coup vos armées ont marche contre moi et ont envahi les États de mon ami l’électeur de Bavière. Peut-être ignoriez vous quelles sont mes ressources? J’ai en Allemagne deux cent mille hommes, et deux cent mille autres en France, qui n’attendent qu’un signe pour accourir sous mes drapeaux. Vos soldats, qui vont traverser cette France comme prisonniers, pourront voir l’esprit qui anime mon peuple et l’empressement qu’on mettrait à m’obéir. J’ai un conseil à donner a l’empereur mon frère: qu’il se hâte de faire la paix; toutes les dynastie sont une fin : qu’il ne provoque pas celle de la maison de Lorraine! Je ne désire aucun agrandissement sur le continent; ce que je veux, ce sont des vaisseaux, des colonies, du commerce, et cette ambition peut vous être aussi profitable qu’a moi.
Le général Mack ayant répondu que l’empereur son maître avait été entraîné à la guerre contre son gré par la Russie.
– Votre maître est donc bien faible! répliqua Napoléon. Puis, comme s’il eût voulu effacer ce que toutes ces paroles pouvaient avoir de trop sévère, il reprit la conversation sur le ton d’une familiarité toute gracieuse et s’adressa en particulier à plusieurs généraux, notamment au prince Lichtenstein, au comte Giulay et ensuite au général Kleneau, qu’il avait connu autrefois en Italie. Cette conversation durait encore lorsque cinq heures sonnèrent à la cathédrale d’Ulm et à la magnifique horloge de son hôtel de ville. Le soleil commençait à disparaître à l’horizon; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace sur les hauteurs du Michelsberg et des montagnes environnantes; mais déjà le crépuscule s’étendait dans la vallée, enveloppant de ses teintes grises les hommes et les chevaux; on ne distinguait plus la couleur des uniformes, lorsque les dernières files des Autrichiens achevèrent de passer devant l’Empereur. Ainsi se termina ce spectacle imposant, cette ovation aussi belle que les plus belles de la Rome des consuls et des Césars.

L’Empereur, suivi de son escorte, regagna son quartier général. Le lendemain, il se dirigeait avec sa garde sur Augsbourg et Munich. Le but qu’il se proposait était atteint en grande partie: les troupes de la maison d’Autriche chassées de la Bavière; notre allié rétabli dans ses États; une armée entière détruite; près de soixante mille prisonniers, deux cents pièces de canon, quatre vingts et quelques drapeaux, deux mille officiers et tous les généraux en notre pouvoir: tels étaient les immenses résultats d’une campagne de quinze jours! Et, ce qui est sans exemple dans les proportions ordinaires des pertes de la guerre, ces résultats ne nous avaient pas coûté au-delà de quinze cents hommes. C’était la conséquence de ce système de grandes manœuvres inaugurées par Napoléon, et que nos soldats, dans leur langage pittoresque, qualifiaient ainsi:
» Notre Empereur, disaient ils, a trouvé une nouvelle manière de faire la guerre :il ne la fait plus avec nos bras, mais avec nos jambes. «
L’Empereur allait bientôt la faire avec leurs bras: Ulm était l’aurore du soleil d’Austerlitz!

1805
SUITE DE LA CAMPAGNE D’AUTRICHE
BATAILLE D’AUSTERLITZ
I
Marche de l’armée française — Prise de Braunau — Combats de Lambac d’Amstetten et Mariazel .

Le lendemain même de la capitulation d’Ulm, nos troupes s’étaient remises en marche pour atteindre les Russes avant leur jonction avec la seconde armée qu’ils attendaient.
Les hésitations de la Prusse, sa conduite plus qu’équivoque, faisaient une nécessité à l’Empereur d’apparaître avec la rapidité de l’éclair et de frapper comme la foudre. Napoléon n’ignorait pas que le roi Fréderic-Guillaume était vivement sollicité de prendre part à la coalition contre la France. L’empereur Alexandre et l’archiduc Antoine d’Autriche avaient fait tout exprès le voyage de Berlin pour entraîner ce souverain; et il y avait tout lieu de craindre qu’il ne finît par céder à leurs puissantes instances. Alors cent cinquante mille hommes de plus, lancés tout à la fois sur notre flanc et sur nos derrières, pouvaient compromettre très gravement notre position. C’est ce qu’il fallait éviter à tout prix, et c’est pourquoi Napoléon se portait avec tant de rapidité au-devant des Autrichiens et des Russes. Le 27 octobre, une partie de l’armée française avait déjà effectué le passage de l’Inn. Le 29, le maréchal Lannes s’emparait de Braunau, situé sur la route de Vienne. Le 30, nous avions laissé derrière nous la Bavière et envahi la haute Autriche. Partout l’ennemi se retirait avec précipitation devant nos colonnes. Cependant il fut atteint à Lambach par Davout, qui lui enleva sept pièces de canon et cinq cents prisonniers.


Le 5 novembre, Napoléon établit son quartier général à Lintz. A cette date, nous avions franchi l’Ens, et nous marchions sur Amstetten-et SaintPoëln, qui ne sont qu’à vingt et quelques lieues de la capitale de l’Autriche. A Amstetten, les Russes, surpris par notre course rapide, furent forcés à un combat d’arrière-garde pour sauver leur artillerie et leurs bagages. Ils avaient pris position sur la route même qui conduit à Vienne, à un endroit où cette route, bordée des deux côtés par une forêt de sapins, forme un coude, et présente à droite et à gauche du bois une éclaircie assez spacieuse; leur infanterie s’y était embusquée, ayant son artillerie placée en avant, sur le milieu de la chaussée, la cavalerie en arrière. A peine nos dragons et nos chasseur ont-ils franchi ce coude qu’une décharge a mitraille les arrête brusquement. Il se reforment aussitôt, et, s’élançant sur les pièces, sabrent les canonniers, et vont droit à la cavalerie, qu’ils culbutent et mettent en fuite. Pendant ce temps, les grenadiers Oudinot échangeaient une vive fusillade avec l’infanterie ennemie; mais celle-ci, parfaitement abritée par un rideau d’arbres épais, nous abattait beaucoup de monde. Il fallut l’en débusquer à coups de baïonnette, arbre par arbre. on se battit avec bravoure de part et d’autre; mais les Russes, forcés sur tous les points, laissèrent sur le terrain ou en notre pouvoir douze ou quinze cents des leurs. On les suivit sans relâche pendant deux jours, les pressant de si près, que le général Kutusoff fut contraint d’abandonner les Autrichiens à leurs propres forces, et de repasser le pont du Danube à Krems, dans la crainte de se voir intercepter la route de Moravie, vers laquelle il se dirigeait. Les Russes quittaient donc l’archiduché d’Autriche sans avoir risqué une bataille pour couvrir la position de Vienne. En se séparant d’eux, le général autrichien Meerfeld se replia sur cette capitale pour en défendre les approches; mais il alla donner dans le corps de Davout et se fit battre par lui. Quatre mille prisonniers, seize canons, trois drapeaux furent les trophées de cette glorieuse affaire qui eut lieu aux environs de Mariazell, et à la suite de laquelle Davout poursuivit sa marche sur Vienne.

II
Constérnation générale dans Vienne. — Envoi du comte Giulay à Lintz pour demander à Napoléon un armistice.-.Refus-
Mémorable conduite du maréchal Mortier à Diernstein.— Le 4e léger, les 58e, 100e et 103e de ligne.—
Belle harangue du major Henriod . —Le 9e léger, le 32e et le 96e de ligne.

La consternation la plus profonde régnait dans Vienne. L’impératrice, la famille impériale, la cour, les chancelleries, tous les personnages de distinction fuyaient ce séjour où l’on s’attendait d’un moment à l’autre à nous voir arriver. On embarquait sur le Danube les joyaux et les meubles de la couronne, les archives et les objets les plus précieux. C’était une véritable déroute, un sauve-qui-peut général, comme en 1797, lorsque les troupes républicaines ,victorieuses de toutes les forces de l’Autriche, vinrent camper à Léoben. A chaque instant, des courriers apportaient la nouvelle des progrès de la Grande Armée. On s’empressait autour d’eux, on les questionnait sur les moindres détails. La désolation était peinte sur tous les visages. Quelques heures encore, et les aigles françaises flotteraient sur les tours de Saint-Etienne.

Dans cette situation critique, l’empereur François envoya le comte Giulay à Lintz pour demander un armistice provisoire. Mais Napoléon comprit Bien que ce n’était là qu’un moyen de gagner du temps, et il se refusa de traiter sur d’autres bases que celles d’une paix immédiate et définitive. En conséquence, nos colonnes continuèrent leur marche. Rien ne pouvait plus désormais s’opposer à leur entrée dans Vienne: nous n’en étions plus qu’à deux petites journées, et, soldats aussi bien qu’officiers, brûlaient tous du désir de montrer leurs uniformes dans cette antique métropole de l’empire germanique, où jamais armée étrangère n’avait encore pénétré.

Ce vif sentiment qui entraînait ainsi toute l’armée donna lieu, dans certains corps, à un mouvement trop précipité. Murât se laissa emporter en avant par sa fougue habituelle. Le maréchal Mortier crut devoir suivre ce mouvement sans attendre l’arrivée des généraux Dupont et Dumonceau; et il se porta sur Diernstein avec la seule division Gazan. Averti de cette pointe imprudente, Kutusoff, qui était en pleine retraite, ainsi que nous l’avons dît, s’arrêta aussitôt, et remonta en toute hâte la rive gauche du Danube,,dans le but d’écraser Mortier. Kutusoff avait avec lui trente-cinq mille hommes, tandis que la division Gazan en comptait à peine cinq mille.

Un se rencontra, dans la soirée du 10 novembre;il était trop tard pour en venir aux mains. Mortier remit l’attaque au jour suivant. Il fit ses dispositions en conséquence, ayant à sa droite le Danube; à sa gauche, la chaîne des montagnes qui dominent les rives de ce fleuve, et au milieu, devant lui, la route même qui mène de Diernstein au bourg de Stein. A certains endroits, cette route est très resserrée et touche tout à fait au pied des montagnes; sur d’autres, elle présente dès terres vagues entre les hauteurs et le bas de la chaussée. Mortier avait échelonné le 4″ léger, colonel Bazancourt, sur ces hauteurs, et avait fait occuper la route et les terrains adjacents par le 50e de ligne, le 100e et le 103e,colonelTaupin, depuis général de division. Son artillerie, commandée par un jeune officier, devenu à son tour le général Fabvier, était disposée sur son front de bataille.

A sept heures du matin, le combat s’engagea; mais le brouillard était tellement intense, qu’on dut se borner, de part et d’autre, à une petite guerre de tirailleurs .A dix heures, lorsque le soleil commença de dissiper cette brume épaisse, le maréchal, qui avait cru tout d’abord n’avoir affaire qu’à une simple division, s’aperçut bientôt qu’il avait devant lui toute l’armée russe. Cependant cette lutte disproportionnée ne l’effraie point; il suppléera au nombre par une intrépidité et une énergie d’action que l’on a bien pu égaler dans quelques circonstances, mais que l’on n’a jamais surpassées.

Les Russes, qui se croyaient sûrs de la victoire, s’avancèrent sur nous en colonne serrée. On les reçut par une décharge à mitraille qui fit osciller en tous sens leurs colonnes, sans les arrêter toutefois. Ils s’élancent sur nos canons, que les 100e et 103e défendent avec énergie. On lutte corps à corps, pied à pied, et l’on se mêle de si près, qu’il ne reste même plus assez d’espace pour faire usage de la baïonnette, et que l’on vient à relever les fusils verticalement, pour s’assommer à coups de crosse. Telle était la force d’impulsion de la masse ennemie, que nous fûmes rejetés en arrière de nos canons: pris et repris presque aussitôt, on les déchargea à bout portant sur les Russes. Dés files entières furent abattues, et l’on profita de cet instant de désordre pour tenir les assaillants à distance. Notre infanterie faisait un feu des plus meurtriers, tandis que l’artillerie continuait d’ouvrir de larges trouées dans les rangs. On poussa ainsi les Russes jusqu’à Stein, où ils disparurent, laissant toute cette route couverte de morts et de mourants.
Nous étions maîtres dû champ de bataille, après un combat qui n’avait pas duré moins de cinq heures, et l’on croyait pouvoir se reposer jusqu’au lendemain; mais ce n’était la qu’une partie de notre tâche, et, quelque rude qu’elle eût été, il nous en restait une plus terrible encore à remplit.
Depuis que l’action avait cessé sur la route même, nous en tendions sur les hauteurs, occupées par le 4e léger, un feu qui allait augmentant à chaque minute. On ne savait à quoi l’attribuer, lorsqu’un officier accourut à franc étrier annoncer au maréchal qu’une colonne ennemie, forte de douze à quinze mille hommes, nous avait tournés par Diernstein, et qu’elle gagnait de plus en plus du terrain. La nuit approchait, et, pour comble de malheur, nos munitions étaient épuisées. Cette situation affreuse ne nous laissait d’autre alternative que celle d’être faits prisonnier ou de percer ces quinze mille Russes qui venaient de nous couper la route de Diernstein.
Mortier réunit alors ses troupes, et fit haranguer chaque bataillon par son chef respectif, bien résolu de périr plutôt que de rendre son épée de maréchal de France. Officiers et soldats; tous étaient décidés comme lui à mourir jusqu’au dernier ,ou à se faire jour à la baïonnette.
« Camarades, s’écrie le major Henriod , commandant le 100e de ligne, l’armée russe nous enveloppe, et nous ne sommes pas quatre mille; mais les Français ne comptent pas leurs ennemis nous leur passerons sur le ventre. Grenadiers du 100e régiment, vous aurez l’honneur de charger les premiers; souvenez vous qu’il s’agit de sauver les aigles françaises!».
—Nous Sommes tous grenadiers ! répondent les Soldats.
Au même instant la charge bat, et ces braves s’élancent à la Baïonnette en criait
» Point de quartier! «

Le choc fut terrible. Les premiers rangs des Russes n’y tinrent pas; mais il s’en trouvait malheureusement d’autres par derrière, qui, semblables à autant de murs vivante réparaient aussitôt leurs brèches. On avait beau tuer, il restait toujours à tuer. C’était à lasser les bras les plus robustes ,à désespérer les courages les plus intrépides. Quelques officiers de là suite du maréchal, voyant se reformer toujours ces rangs que sans cesse
on ouvrit à coups de baïonnette, en vinrent à désespérer du salut commun; et, pour ne pas ajouter à la perte de tant de braves celle d’un maréchal de France, ils proposèrent a Mortier de s’embarquer tout seul sur le Danube.

Non! non! s’écria le maréchal, on n’abandonne pas ainsi de tels braves: on se sauve ou l’on périt avec eux. Et, saisissant un fusil, il se mit à charger comme un simple grenadier.
Chacun de nos assauts réitérés nous coûtait beaucoup de monde, mais nous nous rapprochions insensiblement de Dierngiein. Tout à coup une vive fusillade se fait entendre dans la direction de cette ville. Plus de doute, c’est la division Dupont qui arrive à notre secours, l’espoir renait aussitôt dans tous les cœurs; les rangs se resserrent, on se presse les uns contre les autres; on tente des efforts inouïs pour trouer cette masse profonde qui nous sépare de nos frères d’armes. De son côté, la division Dupont pousse les Russes avec une vigueur incroyable; le bruit de sa mousqueterie se rapproche de nous à chaque instant. Déjà l’ennemi ne montre plus le même acharnement; on s’aperçoit bien que s’il combat encore, c’est pour donner à ses nombreux régiments, encaissés dans cette gorge étroite, le temps de s’écouler vers les montagnes.
Enfin un cri général retentit sur toute la ligne. Nous venions d’atteindre Diernstein, au moment même où le général Marchand, à la tête du 9e léger, et suivi du 32e et du 96e de ligne, y entrait du côté opposé .Nos soldats s’étaient reconnus à la lueur des coups de fusil. Ils coururent se jeter dans les bras les uns des autres, criant et s’appelant par leurs noms, se demandant et se racontant jusque dans leurs moindres détails toutes les péripéties de cette glorieuse et sanglante journée. Ce fut une véritable fête et des récits à n’en plus finir, interrompus seulement par de tristes regrets, car il manquait un bien grand nombre de camarades à l’appel.
Pendant près de douze heures que cette brave division Gazan avait eu à soutenir le choc de l’armée russe, ses rangs s’étaient terriblement éclaircis: elle avait perdu trois mille hommes! Il est vrai de dire qu’elle en avait tué ou blessé beaucoup plus à l’ennemi et qu’elle lui avait fait en outre douze cents prisonniers. Pas un seul drapeau, pas un seul canon n’était tombé aux mains des Russes. Napoléon, tout en déplorant la perte de tant de braves, s’empressa de témoigner au maréchal Mortier sa vive satisfaction d’un résultat aussi honorable pour nos armes. Il accorda les récompenses les plus éclatantes aux divisions Gazan et Dupont; et, en attendant le moment de les envoyer toutes deux se refaire à Vienne de leurs blessures et de leurs fatigues il les rappela sur la rive droite du Danube.
III
Entrée des Français dans Vienne — L’Empereur s’installe au palais de Schocninum — Brillants résultats des opérations du maréchal Ney dans le Tyrol – retraite de l’archiduc Jean — Le général Franjo Jelacic fait prisonnier avec toute sa division par Augereau .

On était alors au 12 novembre. Murat, par un heureux stratagème, venait de s’emparer des ponts de Vienne, et déjà, du haut des remparts de cette capitale, on pouvait voir étinceler au loin les carabines et les sabres de nos soldats, comme jadis les cimeterres des Ottomans, au temps de Sobieski. Toute résistance eût été inutile, les Autrichiens y avaient eux-mêmes renoncé et s’étaient retirés en Moravie.
L’empereur François avait chargé le comte Wurbna, homme d’un caractère doux et conciliant ,de s’entendre avec les Français pour la paisible occupation de la ville. Il en avait confié la garde à la milice bourgeoise, en invitant les habitants a nous bien accueillir .Quelques-uns des plus considérables, confiants dans la générosité de Napoléon, s’empressèrent de se rendre à son quartier général Napoléon les reçut avec tous les égards que l’on se doit entre nations civilisées, même en temps de guerre; il leur dit de se tranquilliser que ses troupes observeraient la discipline la plus rigoureuse.

Quelques instants après, la brigade Sébastiani faisait son entrée dans Vienne, au milieu de la milice urbaine qui avait pris les armes pour nous recevoir. Murat suivait, remarquable entre tous par son costume brillant et son air martial : son aigrette resplendissante flottait au-dessus de cette mer de plumets et de panaches ondoyants. Des milliers de spectateurs bordaient les rues ou se pressaient aux fenêtres, avides de contempler ces soldats français qui, depuis douze ans, triomphaient de toute l’Europe, et, par deux fois déjà, avaient planté leurs drapeaux victorieux presque en vue de Vienne: sous le général Bonaparte, en 1797, et sous Moreau. en 1800.

La discipline la plus sévère fut observée selon la promesse de l’Empereur, et la confiance que cette conduite inspira aux Viennois fut telle, que, deux heures après son entrée, tous les magasins étaient déjà rouverts. Le soir même, Napoléon voulut s’assurer personnellement de l’ordre qui régnait dans la ville; il s’y rendit sans cortège et sans faste, et alla s’installer au palais de Schœnbrunn, que les archiduchesses avaient quitté depuis quelques heures seulement.
Ce fut pendant son séjour dans cette résidence que l’Empereur reçut les nouvelles les plus favorables du maréchal Ney, chargé d’envahir le Tyrol. Ney avait emporté d’assaut le fort de Scharnitz, défendu par deux mille Tyroliens, et s’était emparé d’Inspruck. Bientôt l’archiduc Jean dut lui céder tout le pays et se retirer avec ses troupes. Le général Jellachich, celui-là même qui avait échappé à la poursuite de Seuil, après la prise de Memmingen, rejeté par Ney sur le lac de Constance, était allé tomber au milieu des colonnes du maréchal Augereau, et avait été fait prisonnier avec toute sa division, au nombre de six mille hommes. Une fois débarrassé des troupes autrichiennes, Ney avait débouché sur le haut Adige, occupé la ville de Trente, et opéré, à Klagenfurt, sa jonction avec l’armée d’Italie. Tout cela avait été exécuté dans le mois de novembre, sur les cols les plus élevés des Alpes, qu’il fallut franchir malgré la défense la plus énergique des habitants, et au milieu des neiges et des glaces d’un hiver précoce .

IV
Murat et Lannes à la poursuite de Kutusoff — Ruse de ce dernier pour s’échapper
Lettre de Napoléon au prince Murat —Sanglante affaire d’Hollabrunn

A ce moment même, le plan de campagne que l’Empereur avait dicté au camp de Boulogne se trouvait en partie réalisé. L’armée s’était transportée de l’océan au Rhin en vingt jours, et en quarante du Rhin à Vienne, ayant ainsi parcouru une distance de près de cinq cents lieues dans l’espace de trois mois. Mais de si grands travaux voulaient être couronnés par la victoire et par une victoire éclatante. Napoléon le sentait bien, et c’est pour cela qu’il venait d’expédier à Hollabrûnn, sur la route de la Moravie, le prince Murât, ainsi que les maréchaux Lannes et Soult, afin de fermer toute retraite au général Kutusoff.

Murât et Lannes eurent bientôt devancé ce général; déjà même ils s’apprêtaient à l’attaquer, lorsque le comte de Wintzingerode , aide de camp général de l’empereur Alexandre, se présenta à nos avant postes, demandant à être introduit auprès de Murât. Wintzingerode ne craignit pas de donner à ce prince l’assurance formelle que des plénipotentiaires étaient réunis en ce moment à Schœnbrunn, pour y traiter des conditions de la paix : c’est pourquoi il venait proposer un armistice provisoire aux termes duquel on garderait de part et d’autre ses positions respectives, jusqu’à ce que l’on fût informé du résultat des négociations. En tout état de cause, on devait se prévenir six heures avant la reprise des hostilités. Doué personnellement d’un caractère trop franc, trop ouvert, pour qu’il lui vînt même à l’esprit de suspecter la parole d’un aide de camp général, Murât tomba dans le piège que lui tendait Kutusoff; il consentit à une suspension d’armes, sauf toutefois l’approbation de l’Empereur, a qui un courrier fut envoyé à l’instant même. Voici quelques mots de la réponse de Napoléon.

Schœnbnmn, le 16 novembre, 8 h. du matin.
Rompez l’armistice sur le champ et marchez à l’ennemi ;Vous lui ferez déclarer que le général qui a signé cette capitulation n’avait point le droit de le faire; qu’il n’y a que l’empereur de Russie qui ait ce droit. »
Et plus bas:
Ce n’est qu’une ruse marchez, détruisez l’armée russe; vous êtes en position de prendre ses bagages et son artillerie.
Comme on le voit, l’ordre était formel et n’admettait aucun délai. Lannes poussa néanmoins le scrupule jusqu’à prévenir le général Bagration. La dénonciation eut lieu dans la matinée du 16; mais déjà Kutusoff et le gros de son armée avaient disparu.
Bagration était seul demeuré en position avec sept à huit mille hommes.

Au moment où le maréchal Lannes marchait à sa rencontre, le général russe s’avançait résolument de son côté. On échangea d’abord plusieurs décharges, puis les deux colonnes se heurtèrent à la baïonnette avec un égal acharnement, tour à tour repoussant ou repoussées ,et toujours revenant à l’attaque. Cette sanglante mêlée dura ainsi plus de trois heures, sans que la nuit suspendît le carnage. Les Russes avaient mis le feu au village de Schœngraben pour se protéger sur leur flanc, et l’on continuait de se battre a la lueur des flammes qui embrasaient l’atmosphère.

Cependant Oudinot, malgré la blessure qu’il a reçue dès le commencement de l’action, se porte en avant avec ses grenadiers et pénètre dans cette fournaise ardente. Les poutres et les toitures qui s’écroulent et retombent en pluie de feu sur les combattants ne les arrêtent pas. On les voit se fusiller, se poursuivre à la baïonnette dans les rues, dans les granges, dans les écuries, se frapper à coups de crosse au milieu de tous ces décombres brûlants. Mais l’attaque est tellement furieuse de notre côté, que les Russes sont enfin dépostés sur tous les points. Bagration avait perdu près de la moitié de sa division. Se voyant cerné, et hors d’état de continuer la lutte, il se forme en colonne serrée, place au premier rang un certain nombre d’officiers, familiers avec notre langue, et, à la faveur de l’obscurité et de la confusion épouvantable de ce champ de bataille, se jetant à l’endroit le plus faible de notre ligne, il la traverse en criant » Nous sommes Français ;ne tirez pas sur les vôtres ». Ce fut au moyen de ce stratagème qu’il réussit à s’échapper, non sans d’énormes sacrifices: il nous abandonnait son artillerie, dix-huit cents prisonniers ,et laissait sur le terrain dix mille hommes tués ou blessés.

V
Nouvelles ouvertures de paix de l’Autriche — Napoléon choisit son champ de bataille — Décision prise à Olmutz par les empereurs d’Autriche et de Russie de marcher à notre rencontre — Attaque de Wischau par Bagration — L’Empereur fait demander une entrevue a Alexandre, qui lui envoie son premier aide de camp, le prince Dolgorouki — Rapport de ce dernier à son souverain.

On poursuivit les Russes à outrance jusqu’à Brunn, position importante qu’ils ne songèrent même pas à nous disputer, dans la précipitation de leur fuite. Napoléon y établit son quartier générale le 20 novembre.
Ce fut dans cette capitale de la Moravie que le général Giulay, accompagné du comte de Stadion ,vint faire de nouvelles ouvertures de paix à l’Empereur. Tout entier aux soins de la campagne, Napoléon les congédia après quelques pourparlers, en les invitant à se rendre à Vienne, auprès de M. de Talleyrand. Il était prêt, soit à traiter, soit à finir cette guerre par un coup d’éclat ;selon l’occurrence la plus avantageuse .En attendant, il s’occupait des moindres détails de son armée, s’enquérait de ses besoins et pourvoyait à tout. Chaque jour il montait à cheval pour parcourir ses lignes, examinant, étudiant avec une attention toute particulière, les positions du pays. Déjà, dans sa pensée, il a choisi le théâtre même de la lutte qui doit décider du sort de la coalition européenne.


« Messieurs, disait il un matin aux généraux qui l’entouraient sur le plateau d’Austerlitz, étudiez bien ce terrain; avant peu ce sera votre champ de bataille. »
Napoléon avait-il alors la prescience de ce qui se passait dans les conseils d’Olmutz? On serait presque tenté de le croire. Les empereurs d’Autriche et de Russie, qui avaient enfin réuni leurs années, occupaient, aux environs de cette ville, une position très forte; mais ils manquaient de magasins et de fourrages, et l’on agitait précisément la question de savoir si l’on n’abandonnerait pas cette position pour se porter en avant et livrer bataille. L’opinion des militaires les plus expérimentés était qu’il ne fallait rien faire, chaque jour de retard venant aggraver notre situation. Pourquoi se presser? S’il n’était plus possible de vivre dans le pays, on n’avait qu’à se retirer en Hongrie, où l’on trouverait tout en abondance et où l’on serait rejoint par les archiducs avec quatre-vingt mille hommes. On donnerait ainsi à la Prusse le temps d’entrer en ligne et de jeter dans la balance le poids de son épée.

C’était là de la logique élémentaire; mais de pareils avis en pouvaient prévaloir auprès de cette ardente jeunesse qui entourait l’empereur Alexandre; l’idée seule de paraître éviter une rencontre la transportait d’indignation. Que lui parlait-on d’attendre de nouveaux renforts? L’armée combinée était en nombre plus que suffisant pour braver les Français: cela ne pouvait même pas être l’objet d’un doute. Napoléon venait de se replier brusquement et de rappeler à lui son avant-garde, lancée sur la route d’Olmutz. N’était ce pas là une preuve irrécusable et convaincante qu’il redoutait une bataille, qu’il cherchait à l’éviter?

En vain les vieux généraux autrichiens des campagnes d’Italie essayaient ils de faire triompher des idées plus sensées; en vain conseillaient ils de ne pas se laisser aller aux apparences. Si Napoléon concentrait ses troupes, ce n’était point, à leur avis, qu’il reculât devant une action générale; c’était, au contraire, pour l’amener dans les conditions qu’il voulait; et ces généraux, blanchis dans les combats, rappelaient les prodiges dont ils avaient été témoins en Italie. Ils citaient, entre autres : Castiglione, Rivoli, Marengo, où Bonaparte, en des situations bien autrement critiques que celle où il pouvait se trouver au- jourd’hui, avait comme maîtrisé la victoire par des manœuvres aussi imprévues que rapides, et culbuté des forces bien supérieures aux siennes.
Les Russes répliquaient qu’il n’en pouvait être de même avec leur armée, et ils parlaient avec orgueil de la ténacité de leurs soldats, de l’invincible garde d’Alexandre et de l’élan irrésistible que la présence de leur empereur allait communiquer aux troupes. De tels propos chatouillaient trop vivement la vanité nationale, pour ne pas prévaloir sur les sages conseils de l’expérience. Il fut décidé que l’armée austro russe abandonnerait ses positions et se porterait à notre rencontre. Ce fut le prince Bagration qui atteignit le premier à Wischau, dans la journée du 29 novembre, notre avant-garde, composée de cavalerie et d’un détachement d’infanterie. Nos troupes avaient ordre de ne s’engager que faiblement et de battre en retraite dès qu’elles se verraient serrées de trop près. C’était faire beau jeu à l’ennemi: aussi le vit-on déployer dans son attaque une très grande vigueur. Après avoir tourné Wischau avec des forces considérables, il pénétra de haute lutte dans ce bourg et y ramassa une centaine de prisonniers. Le reste se replia en toute hâte sur les escadrons de Murât, qui, poursuivi vigoureusement lui-même par Bragation, se garda bien de résister, et vint prendre position à peu de distance du gros de l’armée.
Ces deux légers avantages achevèrent de tourner toutes les têtes de l’état-major d’Alexandre. On y prit au sérieux le mouvement rétrograde de notre avant-garde; les Russes y puisèrent la conviction de leur supériorité marquée sur nos troupes, et les jugèrent complètement incapables de se mesurer avec eux en bataille rangée. Or, c’était précisément là l’opinion que l’Empereur avait voulu accréditer chez ses adversaires : mais, pour les mieux tromper encore, il envoya un de ses aides de camp, le général Savary, demander une entrevue à Alexandre. Cette demande ne manqua pas d’être interprétée comme une nouvelle preuve que nous cherchions à sortir d’embarras par la voie des négociations.
Alexandre fit un accueil très gracieux au général Savary, tout en répondant d’une manière évasive aux ouvertures de paix qu’il lui apportait. « Il ne pouvait personnellement, disait il, accepter une entrevue à cause de ses engagement avec l’empereur François; mais son premier aide de camp, le prince Dolgorouki, allait se rendre auprès de l’empereur des Français pour conférer avec lui. »Le prince Dolgorouki arriva à nos avant-postes dans la journée du 30 novembre
Des milliers de soldats étaient occupés à élever des retranchements, à établir de fortes batteries. Les grand-gardes étaient doublées et rapprochées comme si l’on eût craint une surprise. Napoléon savait bien que ces précautions, que tout ce mouvement n’échapperaient point à l’œil investigateur de l’envoyé russe; et, pour lui laisser supposer qu’on voulait lui en dérober la connaissance, il était allé, à dessein, le recevoir à l’extrémité de sa ligne. Cette précaution et le ton même d’extrême réserve que Napoléon apporta dans la conférence ne firent que confirmer chez le prince Dolgorouki la très fausse idée qu’il se faisait de notre situation. De retour au quartier général, il y raconta toutes les particularités qu’il pensait avoir surprises, l’anxiété qu’il avait
cru remarquer dans notre camp, et enfin les grands travaux de fortification que l’on y exécutait . » Ma conviction profonde, « ajouta-t-elle en terminant son rapport, a est que l’armée française ne saurait tenir devant les bataillons russes, et qu’elle sera infailliblement écrasée.» Il n’en fallut pas davantage pour porter à ses dernières limites l’aveugle et folle confiance des favoris d’Alexandre; il n’y eut plus qu’une voix parmi eux pour livrer bataille.
VI
Préparatifs d’Austerlitz. — Proclamation de l’Empereur. — Il visite incognito les bivouacs.
Le vieux grenadier et l’anniversaire du couronnement.

Le 1er décembre, tandis que l’armée russe se mettait en mouvement ,l’Empereur, de son côté, ne perdait pas une minute. Il consacra toute cette journée à assigner à chacun de ses différents corps son ordre de bataille. Le maréchal Lannes reçut le commandement de l’aile gauche; Bernadotte celui du centre; à Soult il confia celui de la droite. L’aile gauche était formée des divisions d’infanterie Suchet et Caffarelli (ci-devant Bisson) et de la cavalerie du prince Murât, comprenant une division de cavalerie légère, sous les ordres de Kellermann; deux divisions de dragons, sous ceux des généraux Waltheret Beaumont; et les deux divisions de cuirassiers Nansouty et d’Hautpoul. Lannes s’appuyait, à sa droite, sur cette masse de cavalerie; à sa gauche, sur une hauteur nommée Santon, que l’Empereur avait fait garnir de dix-huit pièces d’artillerie. Il en avait confié la défense au 17e d’infanterie légère et au général Claparède :
«C’est la position la plus importante de l’armée, lui avait-il dit, vous vous ferez tuer plutôt que de l’abandonner. »

Le centre était occupé par les divisions Vandamme et Saint-Hilaire, appartenant toutes deux au corps du maréchal Soult. L’aile droite ne se composait que de la division Le grand, appartenant aussi à ce corps. L’Empereur avait renforcé cette division de deux bataillons de tirailleurs, connus sous le nom de tirailleurs corses et de tirailleurs du Pô, ainsi que d’un détachement de cavalerie légère ,commandée par le général Margaron. Fort en arrière, à une lieue et demie de là, à Gros-Raigern, se trouvait la division Friant.
Napoléon retenait auprès de lui la garde impériale, les grenadiers Oudinot et le corps de Bernadotte, formé des divisions Drouet et Rivaud :en tout vingt-cinq mille hommes et quarante pièces d’artillerie. C’est avec cette troupe d’élite qu’il devait se porter partout où le besoin l’exigerait. Il s’était placé, à cette intention, derrière les maréchaux Lannes et Soult, sur une éminence d’où l’on embrassait toute l’étendue de la plaine. Tel était l’ordre de bataille de l’armée française. L’appel du soir constata soixante douze mille cent soixante onze hommes présents sous les drapeaux, avec cent cinquante bouches à feu. Napoléon adressa à son armée la proclamation suivante ,qui lui dévoilait en deux mots la manœuvre imprudente de l’ennemi.

Soldats, l’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrunn, et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici. Les positions que nous occupons sont formidables ; et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation. Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation. Cette victoire finira notre campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d’hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France ; et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.
Napoléon Bonaparte

Voulant connaître l’effet de ces paroles sur les esprits, l’Empereur sortit à pied pour visiter incognito les bivouacs. La nuit était sombre et froide, et nos soldats avaient allumé des feux dont la lumière se projetait d’une ligne à l’autre. A peine l’Empereur eut-il marché quelques pas, qu’il fut reconnu et signalé.Un vieux grenadier l’aborda et lui dit, en faisant allusion à un passage de sa proclamation :
« Sire, tu n’auras pas besoin de t’exposer; je te promets, au nom de mes camarades ,que
tu n’auras à combattre que des yeux, et que, demain, nous t’amènerons les drapeaux et les canons de l’armée russe, pour célébrer l’anniversaire de ton couronnement. Cette idée de l’anniversaire du couronnement est aussitôt saisie. Quelques hommes prennent la paille sur laquelle ils reposent, en forment des torches allumées qu’ils placent au bout de leurs fusils. En moins de quelques minutes, cet exemple est suivi sur notre front de bandière, qui s’illumine alors comme par un mouvement électrique. C’était quelque chose d’admirable à voir que l’enthousiasme de tous ces vétérans de nos armées du Rhin, de l’Egypte et de l’Italie. Ils se précipitaient sur les pas de l’Empereur, l’interpellaient avec une familiarités respectueuse, et lui juraient de se montrer dignes de lui et de la France. Napoléon se retira tout ému, et fut salué, à son départ, par des acclamations unanimes. Il s’occupa, le reste de la nuit, des dernières dispositions pour cette grande journée du 2 décembre.

VII
Le 2 décembre -Dernière allocution de l’Empereur à ses soldats -Le soleil d’Austerlitz – La bataille — Belle défense du 3e de ligne et des tirailleurs corses —Le 1er de dragons, le 15e léger, le 33e de ligne et le général Heudelet — Le 48e de ligne accablé sous le nombre. Huit mille fantassins et moins de trois mille cavaliers contre trente cinq mille Autro-Russes.

A quatre heures du matin, l’Empereur monta à cheval pour parcourir les postes, reconnaître les feux des Russes et la position de leur armée. , reconnaître les feux des Russes et la position de leur armée. Tous les rapports s’accordaientsur le mouvement que leurs colonnes exécutaientde gauche à droite. Il voulut néanmoins s’en assurer lui-même et descendit jusqu’au village de Puntowitz ,sur les bords d’un ruisseau qui séparait les deux camps. Les feux des bivouacs de l’ennemi étaient éteints, mais on entendait un bruit confus de chevaux et de canons, qui dénotait une marche sur notre flanc droit. C’était précisément la manœuvre que Napoléon désirait si ardemment; elle le remplit d’une indicible joie, pour nous servir de ses propres expressions. L’ennemi se jetait donc tête baissée dans le piège qu’il lui avait tendu; chaque pas qu’il allait faire était un pas de plus vers sa perte.

« Avant ce soir, s’écria l’Empereur à différentes reprises, cette armée est à moi. »Son inspection terminée, Napoléon vint, en attendant le jour, se mettre à la place qu’il avait choisie, entre sa gauche et son centre. Il était entouré des maréchaux Murât, Lannes, Bernadotte, Soult, Davout, Bessières et Berthier. Les soldats couraient gaiement aux armes; tout était prêt, et la foudre allait éclater sur l’étendue de cette ligne immense. Enfin le jour parut, amenant avec lui une brume épaisse dont les vagues flottantes enveloppaient l’espace et ne laissaient guère apercevoir que les points culminants de la plaine. L’Empereur donne ses derniers ordres, et les maréchaux partent au galop pour rejoindre leurs corps. Quant à lui, il parcourt rapidement une grande partie de son front de bataille et adresse aux troupe une dernière allocution.

« Soldats! s’écrit-il avec feu, il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre qui confonde l’orgueil de nos ennemis et apprenne enfin au monde que nous n’avons pas de rivaux. A chaque régiment il lance quelques chaudes paroles, flattant et stimulant l’amour propre des uns, rappelant aux autres leurs exploits passés. « Souvenez vous qu’il y a bien des années, je vous ai surnommé le Terrible, » dit-il en passant devant le 57e; et au 28e, presque entièrement composé d’enfants du Calvados et de la Seine Inférieure : « J’espère que les Normands se distingueront aujourd’hui » Les cris de rive l’Empereur! répétés sur toute la ligne, furent la seule réponse de l’armée. Mais déjà le brouillard commençait à se dissiper aux rayon d’un de ces magnifiques soleils comme on en voit dans les belles journées d’hiver; C’était le soleil d’Austerlitz!

A ce moment même un feu très vif se fit entendre sur notre extrême droite. Le général autrichien Kienmayer venait d’aborder nos positions. Ce général formait, avec cinq bataillons et quatorze escadrons, l’avant garde de l’aile gauche des ennemis, qui se composait en outre de trois colonnes d’infanterie commandées par les généraux Doctoroff ,Langeron et Pribyschewski, sous la direction en chef du général Buxhœwden. Ces forces présentaient un effectif de trente cinq mille hommes. Le centre de l’armée alliée était formé de l’infanterie autrichienne de Kollovrath, et de l’infanterie russe de Miloradowitch; vingt sept à trente bataillons, sous le commandement en chef
du général Kutusoff et des empereurs d’Autriche et de Russie. Ces bataillons occupaient le plateau de Pratzen que les trois colonnes de Buxhœwden venaient d’abandonner.
La droite des Austro-Russes, composée de l’infanterie de Bagration et commandée par ce général, se ralliait au centre par une masse formidable de cavalerie, quatre-vingt-deux escadrons sous les ordres du prince Jean de Lichtenstein. C’était une force d’environ vingt-sept à vingt-huit mille hommes opposée à l’infanterie de Lannes et à la cavalerie de Murât. Un peu en arrière du centre se trouvait la garde impériale russe qui comptait dix mille hommes environ et formait la réserve, sous le commandement du grand-duc Constantin. On pouvait évaluer l’artillerie ennemie à plus de deux cents bouches à feu. Le plan des coalisés était de s’emparer, sur leur gauche, des villages de Telnitz, Sokolnitz et Kobelnitz, et de s’avancer sur nos derrières jusqu’à Brunn, pour nous couper la route de Vienne. Bagration devait enlever le Santon et marcher, lui aussi, directement sur Brunn, point de réunion assigné aux divers corps de l’armée ennemie.
Dès sept heures du matin, les trois colonnes Doctoroff, Langeron et Pribyschewski commencèrent à descendre des hauteurs de Pratzen. Tandis qu’elles opéraient leur mouvement, le général Kienmayer, comme on l’a vu, avait vigoureusement attaqué Telnitz. Repoussé plus vigoureusement encore par le 3e de ligne et les tirailleurs corses, il s’épuisait en vains efforts, depuis plus d’une heure, pour parvenir à se loger dans ce village, lorsque le général Buxhœwden parut à la tête de colonne Doctoroff, forte de vingt-quatre bataillons. Le 3e de ligne et les tirailleurs corses, malgré leur bravoure, ne purent tenir devant cette masse, et allèrent se ranger en bataille au-delà de Telnitz. En ce moment notre droite était tout à fait débordée; heureusement Buxhœwden s’arrêta pour attendre la seconde colonne du général Langeron, ce qui donna à la division Friant le temps d’arriver.
Le 1er de dragons, accouru au galop, rejette pêle-mêle dans Telnitz les Autrichiens et les Russes. Le 108e de ligne et une partie du 15e léger entrent, à la suite de nos cavaliers, dans ce village et en chassent l’ennemi, après lui avoir fait éprouver une perte considérable. Bientôt celui-ci revient avec des forces supérieures, emporte de nouveau Telnitz, se rend maître de Sokolnitz, et débouche dans la plaine. Le général Friant lance aussitôt les six régiments de la division Bourcier contre les colonnes austro-russes, tandis que le 108e et le 15e léger, conduits par le général Heudelet, reprennent vigoureusement l’offensive. Le succès couronne encore une fois nos efforts. Sokolnitz est enlevé et les assaillants refoulés au-delà des positions qu’ils nous avaient prises. Cependant ils pénètrent avec de nouveaux bataillons dans ce malheureux village qui s’abîme sous les balles et les boulets. Le 48e, accablé sous le nombre, était sur le point de succomber, lorsque Friant accourut le dégager à la tête du 33e de ligne et du 15e léger. Ce brave général et son illustre chef, le maréchal Davout, trouvaient moyen de multiplier leur présence et de se porter tour à tour sur les points le plus menacés. Avec huit mille fantassins et moins de trois mille cavaliers, ils faisaient face à trente-cinq mille Russes!
VIII
Attaque du centre ennemi par Soult. -Les divisions Vandamme et Saint-Hilaire. -Le 10e léger et le général Morand.—La brigade Thiébault, 14e et 36e de ligne.— La brigade Varé, 43e et 53e de ligne. — Les Autrichiens et les Russes rejetés sur le revers du plateau de Pratzen. — Efforts de leurs généraux pour les rallier. — L’empereur Alexandre et sa garde. — Le grand-duc Constantin.

Tandis que la lutte éclatait ainsi à notre extrême droite Soult, avec les divisions Vandamme et Saint-Hilaire, marchait d’un pas rapide vers le centre des Austro-Russes. Arrivé au pied du plateau de Pratzen, il s’y arrêta sur l’ordre de l’Empereur pour laisser l’ennemi s’engager jusqu’au bout dans la fausse manœuvre qu’il tentait sur notre flanc droit.Au signale de l’attaque on vit les division Vandamme et Saint Hilaire gravir d’un pas mesuré les pentes du plateau, sans répondre à la fusillade qu’on leur envoyait. Elles vinrent se placer, la première au-delà et à gauche de Pratzen, en face de l’infanterie russe de Miloradowitch; la seconde à droite de ce village, ayant devant elle les Autrichiens de Kollowrath. Dans cet ordre de bataille, Vandamme tenait la gauche ; Saint-Hilaire la droite, avec sa division formée du 10e léger, général Morand; du 14e et du 36e de ligne, général Thiébault ; du 43e et du 53e, brigade Varé, qui reliait les deux divisions.

Le général Thiébault ,qui avait avec lui une batterie de douze pièces, ouvrit un feu si terrible, qu’il fit d’abord reculer les Autrichiens et les força bientôt à se retirer en désordre. De son côté, Vandamme, après plusieurs décharges exécutées presque à bout portant sur les Russes, les abordait à la baïonnette et les rejetait à leur tour sur le revers du plateau de Pratzen. Leurs canons, enlevés et retournés contre eux, achevèrent de semer le désordre dans leurs rangs et précipitèrent leur retraite. Tout cela s’était fait en un clin d’œil. Il ne restait plus à enlever qu’un mamelon qui était défendu par deux régiment russes et protégé par une nombreuse artillerie. Vandamme ordonna au général Shinner de tourner la position avec le 24e léger, et courut lui-même l’aborder de front avec le 4e de ligne. Ce brave régiment franchit ce mamelon au pas de course, en
chassa les Russes et s’empara de leur artillerie.