
III
Combat de Schleitz – Combat de Saalfeld – Mort du prince Louis

Dès la pointe du jour, les Français franchirent les défilés étroits qui séparent la Franconie de l’extrême frontière de la Saxe, où l’armée prussienne se trouvait campée. Celle-ci était forte de 117 000 hommes et 30 000 chevaux, divisés en deux grandes masses : la première, au nombre de 93 000 combattants , était placée sous les ordres immédiats du roi, ayant le duc de Brunswick pour généralissime, et pour premier lieutenant le maréchal de Mollendorff ; la seconde, à la tête de laquelle était le prince de Hohenlohe, présentait un effectif d’environ 52 000 hommes dont 20 000 Saxons.
Indépendamment de ces forces, il y avait à Magdebourg un corps de réserve de 15 000 hommes, commandé par un prince de Wurtemberg. Les garnisons des places de l’Oder et de la Vistule pouvaient être évaluées à 25 000. En outre, de nombreuses levées qui s’opéraient dans l’intérieur du royaume, ainsi que dans les provinces supérieures, allaient bientôt rejoindre l’armée; enfin 150 000 Russes se réunissaient en toute hâte à l’extrémité méridionale de la Pologne pour accourir au secours de la Prusse.
Sans doute, avec de pareilles masses, agissant simultanément, on eût pu battre Napoléon; mais c’était folie que de l’espérer dans la situation des choses : toutes ces troupes étaient bien loin d’être prêtes à entrer en ligne, et la Prusse ,comme nous venons de le voir, n’avait de disponible, à l’heure présente, que 147 000 hommes. Napoléon en comptait, lui, près de 170 000 réunis sous sa main, et tous soldats aguerris, habitués à se battre dans la proportion d’un contre deux, quelquefois même d’un contre trois.

L’Empereur avait partagé son armée en trois grandes colonnes. Les corps de Bernadotte et Davout (1er et 30), renforcés de la réserve de cavalerie et de l’infanterie de la garde, formaient le centre; la droite se composait des corps de Soult et de Ney (4e et 6e), ainsi que d’une réserve de Bavarois; la gauche, de ceux de Lannes et d’Augereau (5e et 7e).
Ce fut encore Murat qui eut l’honneur, comme dans la campagne précédente, de croiser le premier le fer avec l’ennemi ; à la tête de quelques escadrons de hussards et de chasseurs et du 27e léger il s’empara de la petite ville de Saalbourg. Le général Tauenzien, qui formait l’avant-garde du prince de Hohenlohe, n’opposa qu’une faible résistance et se retira vers le bourg de Schleitz. L’aile droite ne rencontra aucun obstacle sérieux devant elle et s’empara sans coup férir de la ville de Hof et de tous les magasins qui s’y trouvaient. L’aile gauche, qui s’avançait sur Saalfeld, éprouva du retard par suite du mauvais état des chemins peu praticables pour l’artillerie.

Le 9, là colonne du centre, après avoir traversé la Saale, arriva devant Schleitz et y trouva le général Tauenzien en position, avec 8000 hommes d’infanterie et 2000 cavaliers. Napoléon, qui dès le matin avait été reconnaître cette position, ordonna aussitôt l’attaque. Le général Maison se jeta dans schleitz, à la tête du 27e léger, et en débusqua les Prussiens dont le 94e et le 95e régiment de ligne contribuèrent à précipiter la fuite. Murat se mit à leur poursuite, serrant de très près l’infanterie ennemie ; mais, emporté par son ardeur et n’ayant avec lui que le 4e de hussards, il fut bientôt ramené par une nombreuse cavalerie. Le 9e de chasseurs, conduit par le général Wathier, se porta rapidement à son secours ; l’ennemi, de son côté, lança sur nous les dragons rouges Saxons, conservant ainsi sa supériorité numérique ;heureusement, le général Maison parut avec quelques compagnies du 27e léger, qui exécutèrent, à bout portant, un feu si juste, que 200 dragons furent couchés sur le carreau.
Alors toute cette cavalerie se débanda ; Murat, se remettant à sa poursuite avec le 4e de hussards et le 5e de chasseurs , la refoula pêle-mêle dans les bois, ainsi que l’infanterie prussienne. Plus de 2000 fusils furent trouvés sur le champ de bataille, et l’on compta 300 morts ou blessés. L’ennemi laissait en outre entre nos mains de 400 à 500 prisonniers; la nuit empêcha seule d’en faire un plus grand nombre. Ce premier succès, qui constatait si brillamment la solidité de nos fantassins et la valeureuse hardiesse de nos cavaliers, eut une influence morale très considérable ; il détruisit le prestige qui s’attachait encore à la réputation des vieilles bandes de Frédéric.

L’Empereur transporta aussitôt son quartier général à Schleitz; il voulait y attendre le reste de la colonne du centre et donner surtout à sa droite et à sa gauche le temps de le rejoindre. Son aile gauche avait enfin traversé les défilés qui la séparaient de l’ennemi. Dans la matinée du 10, Lannes déboucha sur Saalfeld avec une partie de ses troupes. Arrivé sur les hauteurs de cette ville, il aperçut rangé en bataille le corps du prince Louis, fort de 7000 fantassins environ et de 2000 cavaliers. Bien que le maréchal n’eût avec lui que quelques régiments d’infanterie de la division Suchet ,et pour toute cavalerie les 9e et 10e de hussards ,il n’hésita pas à commencer l’attaque. Après deux heures d’une vive canonnade qui foudroyait du cercle des hauteurs le front des Prussiens ,il les aborda résolument à la baïonnette et les eut bientôt culbutés.
En vain le prince Louis les ramène au feu ,il les voit de nouveau rompus et repoussés en désordre jusque sous les murs de Saalfeld; se mettant alors à la tête de sa cavalerie, il charge nos deux régiments de hussards et parvient d’abord à les repousser ; mais ramené à son tour, pendant qu’il essaie de reformer les rangs des siens se précipitant en désordre vers les marécages de la Schwartza , il se trouve en présence d’un maréchal des logis du 10e de hussards, nommé Guindé , qui le somme de se rendre. Le prince engage avec son adversaire un combat corps à corps. Guindé, qui le prend tout simplement à son uniforme pour un officier d’un grade supérieur, lui crie : «Rendez-vous, général, où vous êtes mort! » A cette sommation le prince répond par un coup de sabre. Le maréchal des logis riposte par un coup de pointe, et le prince, atteint en pleine poitrine, tombe raide en bas de son cheval. Dès lors la déroute de ses troupes est complète : restées sans chef et acculées dans un véritable coupe gorge ,elles laissent entre nos mains un millier de prisonniers, vingt bouches à feu, outre de nombreux et riches bagages.

La cavalerie enleva d’un seul coup cinq cents voitures : aussi était-elle cousue d’or, suivant l’expression de l’Empereur dans un de ses bulletins. Le corps du prince Louis et ceux de ses deux aides de camp, tués bravement à ses côtés, furent reconnus au milieu de cinq à six cents cadavres. Le maréchal Lannes le fit ensevelir avec toute la pompe et les honneurs militaires dus à son haut rang : noble tribut d’estime payé à la bravoure malheureuse !
Tels furent les débuts de la campagne, débuts aussi brillants pour nos armes qu’ils étaient tragiques et d’un sinistre augure pour celles de la Prusse. Le prince Louis était l’idole des universités, la personnification la plus ardente, la plus chevaleresque de ce sentiment d’indépendance qui bouillait au cœur de tous les vrais Germains. Ayant poussé de toutes ses forces à la guerre ,il ne pouvait se laisser faire prisonnier et sut vaillamment offrir sa poitrine au fer de l’ennemi. L’Empereur le reconnut hautement dans son bulletin : « La mort du prince, y est-il dit, fut glorieuse et digne de regrets. »

IV
Démarche pacifique de l’Empereur — Reconnaissance du champ de bataille d’Iéna — Le Landgrafenberg

Après le combat de Saalfeld, la Grande Armée se remit en marche dans la direction d’Iéna, petite ville universitaire, située sur les rives mêmes de la Saale. Le 12 octobre, le maréchal Lannes s’en empara et prit position en avant de cette place sur les hauteurs qui la dominent. Il se trouvait à deux portées de canon de l’armée du prince de Hohenlohe ,alors rangée en ordre de bataille entre Iéna et Weimar.
Dès que Napoléon eut connaissance de ces dispositions, il expédia des officiers d’ordonnance à ses différents corps afin de hâter leur marche. Toutefois ,avant d’engager cette lutte où tant de braves devaient périr, il voulut essayer une dernière démarche auprès du roi de Prusse. Il écrivit donc une longue lettre, dans laquelle il représentait à ce souverain qu’il lui était encore possible de s’arrêter sur la pente fatale où il s’était laissé entraîner; que la guerre était à peine commencée; qu’en la terminant au plus vite et en préservant par là ses sujets des ruines et des catastrophes qu’elle entraîne forcément à sa suite, il ferait comme roi un acte dont l’histoire lui tiendrait compte.

Ce fut M. de Montesquiou, officier d’ordonnance de l’Empereur, qui fut chargé de porter cette lettre au roi Frédéric Guillaume. Trois ou quatre heures étaient plus que suffisantes pour rapporter une réponse; mais, à peine le parlementaire était-il rendu au quartier général du prince de Hohenlohe, qu’il se vit arrêté sous prétexte qu’il n’était point accompagné d’un trompette, signe distinctif de sa mission. M. de Montesquiou eut beau protester, insister sur l’importance de son message, le prince ne voulut rien entendre. Ce ne fut que le lendemain matin qu’il lui permit de poursuivre sa route; mais il était trop tard : déjà la canonnade s’engageait sur toute la ligne.
Voyant qu’il ne recevait pas de réponse à sa lettre, l’Empereur avait quitté Géra, dans l’après-midi du 13, pour se transporter à Iéna et s’y était fait suivre de toutes les forces à sa disposition . Aussitôt arrivé, il alla reconnaître les lieux avec le maréchal Lannes, et se trouva tout à coup au milieu d’un feu très vif de tirailleurs. C’étaient quelques détachements de la division Suchet qui venaient de s’emparer de Landgrafenberg , la principale des hauteurs qui dominent Iéna, et étaient en train d’en chasser à coups de fusil les avant postes du général Tauenzien. De ce sommet élevé, Napoléon apercevait se déroulant à ses pieds, sur des plateaux ondulés, une masse considérable de troupes dont il ne pouvait au juste apprécier là véritable force. Il dut supposer que les Prussiens avaient choisi ce terrain pour lui livrer bataille.
Dans cette hypothèse, le Landgrafenberg était une position des plus importantes et des mieux choisies pour y faire déboucher l’armée, il fallait en conséquence s’y installer à tout prix. Il ordonna au corps du maréchal Lannes et à la garde a pied de l’occuper sans aucun retard. A droite, il plaça la division Suchet; à gauche, la division Gazan ; au centre, et un peu en arrière , l’infanterie de la garde qui formait un seul et vaste carré de 4000 hommes, sous le commandement du maréchal Lefebvre.
Une fois son infanterie rangée sur le plateau, restait à y faire monter son artillerie a travers des hauteurs à pic, coupées en quelques endroits seulement de chemins étroits et tortueux. Napoléon ne voulut s’en remettre de ce soin qu’à lui-même. Il descendit à pied la montagne d’Iéna , et trouva précisément toute l’artillerie du maréchal Lannes arrêtée dans une ravine tellement resserrée que les fusées des essieux portaient des deux côtés sur le roc. On ne pouvait ni avancer ni reculer, tous les attelages ayant commis la faute de s’engager à la fois dans ce défilé à la suite l’un de l’autre. Sans perdre de temps, l’Empereur réunit les canonniers et après leur avoir fait prendre les outils du parc et allumer des torches, il dirigea lui-même les travaux.
C’était un curieux contraste que de voir ce grand capitaine, ce monarque si puissant ,éclairer lui-même ses propres soldats, un flambeau à la main, et les guider dans cette tâche ardue. Tous étaient épuisés de fatigue et tombaient de sommeil, et cependant pas une plainte de leur part, tant ils se rendaient bien compte de l’importance du travail qu’ils accomplissaient. Napoléon ne se sépara d’eux que fort avant dans la nuit, lors, qu’il eut vu rouler enfin les premières pièces de canon. Il regagna alors sa tente qu’il avait établie au milieu des grenadiers de sa garde, sur le Landgrafenberg. Cette hauteur a reçu le nom glorieux de Napoléonsberg.
Aujourd’hui encore un amas de pierres brutes y marque la place même que l’Empereur occupa durant les quelques heures qui le séparaient de la mémorable journée d’Iéna.
V
Iéna. —Awerstaedt.—Deux victoires en un jour

Pendant cette nuit du 13 au 14, jour de la bataille, Napoléon prit pour ainsi dire aucun repos. A quatre heures du matin, tous ses ordres étaient expédiés, tous ses maréchaux rendus à leur poste. Il parcourut alors au flambeau le front de ses troupes, adressant aux officiers et aux soldats quelques-uns de ces mots heureux qu’il savait trouver dans sa grande et belle langue militaire et qui vont droit à l’âme:
» Souvenez-vous, leur dit-il, d’Ulm et d’Austerlitz! l’armée prussienne est aussi compromise que celle de Mack , il y a un an : vaincue dans cette journée, elle sera coupée de sa ligne d’opérations et bientôt réduite à capituler. Dans cette situation, le corps français qui se laisserait entamer compromettrait le sort de toute la campagne, et serait perdu d’honneur; l’entendez-vous! perdu d’honneur ! »
Ensuite Napoléon donna quelques conseils pour résister à la cavalerie prussienne, réputée la première de l’Europe:
«Il faut, ajouta-t-il, lui opposer des carrés de fer et de feu inébranlables. Songez bien qu’il y va de la réputation de l’infanterie française. »

Les cris : en avant ! vive l’Empereur !accueillirent partout ces dernières paroles. Aussitôt on s’ébranla sur foute la ligne, malgré l’obscurité profonde répandue par un brouillard des plus intenses. La position des deux armées en présence offrait cette singularité, que les Français avaient l’Elbe derrière eux et faisaient face à leur propre pays, tandis que les Prussiens tournaient le dos au Rhin.
Les divisions Suchet et Gazan ,du corps de Lannes, descendirent ensemble le plateau du Landgrafenberg pour prendre leur rang de bataille : la première à droite, vers le village de Closewitz; la seconde à gauche vers celui de Cospoda. Le général Claparêde formait, avec le 17e léger et un bataillon d’élite, l’avant-garde de la division Suchet. Il marchait en tâtonnant au milieu des ténèbres de cette brume, lorsque tout à coup il essuya un feu roulant qui partait des avant-postes prussiens du général Tauenzien. Il y répondit par une vive fusillade, et forçant l’entrée d’un petit bois qui couvrait Closewitz, s’empara de ce village après un combat corps à corps. De son côté, la division Gazan gagnait du terrain et enlevait Cospoda ainsi que le petit hameau de Lutzenrode, placé entre ce dernier village et celui de Closewitz.
L’ennemi revint bientôt avec des forces considérables et fit essuyer de terribles décharges d’artillerie et de mousqueterie aux deux divisions de Lannes. Le 17e qui tenait toujours la tête de la colonne, ayant épuisé ses dernières cartouches et perdu beaucoup de monde, fut envoyé sur les derrières. Ce brave régiment ne voulait pas quitter la place ; il fallut que l’Empereur lui en réitérât l’ordre exprès : » C’est assez pour une journée ,dit-il au général Claparède ,maintenant un peu de repos . »Le 17e fut remplacé par le 34e de ligne. A peine celui-ci eut-il échangé quelques feux bien soutenus qu’il se jeta tête baissée sur l’ennemi : tout plia devant ce choc impétueux. Le général Tauenzien fit de vains efforts pour le soutenir, ses troupes furent culbutées et se débandèrent de toute part. On leur enleva une vingtaine de canons et un grand nombre de prisonniers.